Prix AICA France 2020 de la critique d’art


Contexte : le prix AICA France de la critique d’art invite chaque année une dizaine de ses membres à défendre à tour de rôle le travail d’un artiste de leur choix. Chacun·e dispose de six minutes et quarante secondes, et s’appuie sur la projection d’une vingtaine d’images qui se succèdent toutes les vingt secondes.

20’’
Commencer. Commencer par dire que, dans son travail, Ève Gabriel Chabanon mêle écriture, film, sculpture et performance. Qu’iel emprunte notamment des chemins qui sont ceux du temps long de la recherche et de la collaboration ; ce sont ces chemins que nous allons suivre ici, parmi d’autres possibles.

40’’
Notre dialogue se noue en 2018, lorsque je suis invitée à écrire sur une résidence1 qu’iel’ effectue dans les Hauts-de-France. L’artiste français·e, bientôt trentenaire, s’intéresse alors aux musées locaux. Dans un contexte économique qui fragilise leur fonctionnement, iel agite le spectre d’un incendie fictif et soumet neuf conservateur·rices à un choix difficile.

1’
« Et vous, dans un incendie au musée, quel objet sauveriez-vous ? »
Filmé·es au bord d’une piscine, les professionnel·les argumentent. Au-delà de la valeur financière des artefacts, c’est leur valeur patrimoniale qui prend le pas ; les objets choisis pour être préservés le sont pour ce qu’ils transmettent d’une histoire.

1’20’’
La fable des flammes est prétexte à l’échange de considérations concrètes. Elle introduit un décalage qui est certes fictionnel, mais qui n’a rien d’invraisemblable. La catastrophe a une nécessité fonctionnelle ; elle est un récit-cadre destiné à encourager une projection collective, à interroger le sentiment de précarité.

1’40’’
Un retour en arrière s’impose toutefois, car ce projet constitue le second chapitre d’une série intitulée The Antisocial Social Club. En 2017, de l’autre côté de la Manche, Chabanon organise une première discussion collective, à l’issue d’une résidence de plusieurs mois dans la banlieue Est de Londres.

2’
Un soir, une quarantaine d’habitant·es du borough de Barking et Dagenham prennent place dans les sièges de leurs élu·es, à la Chambre du conseil. Comme cela sera plus tard le cas dans les Hauts-de-France, une complice anime l’assemblée sur la base d’un script qui laisse place à l’improvisation.

2’20’’
“So, please can everybody stand up.”
Après plusieurs exercices d’échauffement vocal visant à briser la glace, la prise de parole est incitée sur des thématiques sensibles, telles que l’exclusion économique et sociale, et le phénomène de gentrification – des problématiques qui touchent la plupart des personnes réunies.

2’40’’
Or, la White House qui accueille Ève Gabriel Chabanon en résidence – via l’association Create London – peut être considérée comme un outil des politiques publiques concourant à la gentrification du quartier. La position en tant qu’artiste est d’autant plus complexe à tenir face à celleux qui se sentent « dépossédé·es ».

3’
La chercheuse Estelle Zhong Mengual2 a pointé les limites du modèle participatif en art tel qu’il a été encouragé par le gouvernement britannique, dans un but d’intégration sociale. De manière alternative, des artistes ont développé un « art en commun », capable selon elle de contribuer à la réinvention de formes du collectif en contexte démocratique.

3’20’’
Son apport est précieux pour penser des pratiques artistiques contemporaines ancrées dans l’espace social, élaborées avec d’autres, favorisant dans la durée et selon un processus ouvert, le partage des savoir-faire et expériences de chacun.

3’40’’
Au cours de la soirée londonienne, une apocalypse survient à l’extérieur de la chambre. Les zombies prennent possession des environs, activant les rouages d’une contre-fiction. Soit, telle qu’a pu la définir Yves Citton, un récit « visant à transformer la réalité actuelle dans un projet de lutte contre la reproduction d’un donné perçu comme mutilant3. »

4’
En lui ouvrant les portes d’un bâtiment officiel, en facilitant de diverses façons un débat sur l’accueil et la différence, Chabanon permet à une population habituellement invisibilisée de s’exprimer dans la sphère publique sur une situation subie. Voire, peut-être, de faire une expérience directe de la démocratie.

4’20’’
En parallèle, depuis 2016 et à ce jour encore, Chabanon poursuit une autre entreprise collective : Le Surplus du Non-Producteur. À la suite d’une commande de Lafayette Anticipations, iel prend contact avec des associations franciliennes impliquées dans l’insertion professionnelle de créateur·rices en exil.

4’40’’
Iel fait ainsi la connaissance d’un stucateur tchétchène, Abou Dubaev, qui est salarié par la Fondation d’entreprise via l’association La Fabrique Nomade. Ensemble, iels imaginent une imposante pièce sculpturale. Pensée comme une « table de conversation », celle-ci sert de pivot à un film actuellement en production.

5’
Les créateur·rices rencontré·es par l’artiste voient leurs pratiques administrativement et matériellement empêchées. Toustes vivent une situation de dépossession. Un groupe se forme progressivement. S’il a évolué dans le temps, ses membres se perçoivent aujourd’hui comme « un pluriel suffisamment soudé pour qu’il puisse s’énoncer4 ». Une formule que nous empruntons à Marielle Macé.

5’20’’
Lors d’ateliers et de sessions de tournage, une réflexion se tisse autour de la notion économique de surplus, qui désigne « la différence entre la somme qu’une personne serait disposée à accepter pour un bien et ce qu’elle pourrait percevoir en le vendant au prix du marché5. »

5’40’’
Cette réflexion, inspirée des travaux de l’économiste Katherine Gibson, est mise en relation avec l’élaboration du projet. Les relations créées, les désirs communs et intérêts partagés, apparaissent plus essentiels que son aboutissement formel, quel qu’il soit.

6’
La matière même de l’œuvre se révèle être ce processus ouvert et changeant, et c’est là que réside son propre surplus. Un surplus qui est une richesse générée par ces échanges, un surplus radicalement expérimental, remodelé par les logiques collaboratives, loin de la spéculation financière.

6’20’’
Un surplus comme une énergie qui questionne et détourne, qui ouvre une « réserve de résistance et d’émancipation6 ». Un surplus qui oppose des convictions aux précarités et incite à croire en une capacité effective de l’art à « imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé7. »

6’40’’
Conclure. Conclure en dévoilant d’autres chemins empruntés par Ève Gabriel Chabanon, en réaction à ces projets collectifs dont elle ne maîtrise pas la durée. Une production céramique à l’échelle de la main, dont les formes rendent l’usage domestique possible. Une pratique solitaire et méditative, à travers laquelle iel peut voir advenir des transformations immédiates.

1. Une invitation du Frac Grand Large – Hauts de France, dans le cadre du programme de résidences Archipel.
2. Estelle Zhong Mengual, L’art en commun – Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Les presses du réel, 2019.
3.  Yves Citton, « Contre-fictions : trois modes de combat », Multitudes 2012/1 (n° 48), p. 72.
4. Marielle Macé, Nos Cabanes, Éditions Verdier, 2019, p. 21.
5. Livret de l’exposition personnelle de l’artiste à Bétonsalon, Paris, 29 janvier – 24 avril 2020.
6. Ève Chabanon, Katherine Gibson, « Conversations », catalogue de l’exposition Le Centre ne peut tenir, Lafayette Anticipations Éditions, 2018.
7. Marielle Macé, Nos Cabanes, Éditions Verdier, 2019, p. 27. 


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Lien vers l’oral
Ève Gabriel Chabanon


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