Claudine Papillon choisit Le Proverbe turc d’Erik Dietman


« Nous montrons plusieurs œuvres d’Erik Dietman dans l’exposition anniversaire des trente ans de la galerie, en cours jusqu’au 11 janvier. Celle-ci réunit les vingt-quatre artistes dont nous représentons le travail, ainsi qu’une dizaine d’artistes invités dont nous nous sentons proches. La famille de cœur, en somme. J’ai plus précisément choisi de mettre en lumière une sculpture d’Erik représentant deux chaussures d’homme en bronze, au sein desquelles deux bougies sont fichées. Il s’agit d’une œuvre contemporaine de l’installation spectaculaire intitulée Le Proverbe turc, composée quant à elle de quarante paires et de quatre-vingts bougies, qui a récemment été exposée au Petit Palais, à Paris, dans le cadre de la Fiac, sur une proposition de Rebecca Lamarche-Vadel. Deux mois plus tard, on nous en parle encore, à moi comme à ma fille Marion, qui dirige la galerie à mes côtés depuis 2007. Il faut dire qu’elle n’a, à mon sens, jamais été aussi bien montrée, et qu’elle prend aujourd’hui une résonnance singulière.

Une première version du Proverbe turc a existé en 1998, avec de vraies chaussures et de vraies bougies : pour d’évidentes raisons de sécurité, sa présentation serait aujourd’hui impensable dans un lieu public. Erik a ensuite réalisé la version que nous connaissons, avec des chaussures en bronze. Et c’est à cette époque qu’il a produit quelques paires isolées, plus faciles à vendre, pour financer les coûts conséquents de fabrication de l’installation : nous parlons tout de même de quatre-vingts bronzes ! Depuis, les vraies bougies ont aussi été remplacées par des bougies électriques. Pour la petite histoire, la dernière fois que nous avons montré l’œuvre à la galerie, en 2012, nous avions décidé de le faire avec de vraies bougies. On a dû tout repeindre ensuite !

À propos de cette œuvre, Erik racontait qu’il était parti d’un rêve qu’il aurait fait autour d’une légende turque. Celle-ci est à comprendre en lien avec un service que la plupart des hôtels avait coutume de proposer : à l’époque, les clients pouvaient déposer leurs paires de chaussures devant leur chambre pour qu’elles soient cirées dans la nuit. Or, selon la légende relatée par Erik, le fait de retrouver ses chaussures avec des bougies allumées signifiait que l’on était devenu indésirable ! De fait, Le Proverbe turc renvoie ainsi à tout un pan de son histoire personnelle. Né en Suède en 1937, il arrive en France en 1959, à vingt-deux ans. Être un étranger l’a accompagné toute sa vie, il a toujours été quelqu’un de déplacé. Ce n’était pas négatif, mais c’était présent dans la manière dont les gens lui parlaient et il a parfois eu le sentiment d’être regardé comme un objet de curiosité. Telle est selon moi la signification de ce proverbe turc – qu’il est réellement fait ce rêve ou non, d’ailleurs.

Dans le contexte actuel, montrer cette œuvre prend un tour particulier. Bien sûr, Erik n’a jamais été contraint d’émigrer, cela n’a absolument rien à voir, il s’agissait d’un choix personnel pour échapper au service militaire. Mais face à une œuvre nous sommes tout à fait libres d’associer différentes approches. Erik aurait certainement été sensible à ce qu’il se passe aujourd’hui. Il ne s’est jamais intéressé plus que cela à la politique, mais il lisait la presse, écoutait les informations, et l’actualité du monde s’est parfois immiscée dans son travail par différents biais. Je pense notamment au grand dessin Kosovo (1990-2000). C’est une œuvre d’une grande violence : le sang coule de la bouche d’une mère, son nourrisson a une tête de mort. Dans cette perspective, je peux dire que Le Proverbe turc résonne incidemment avec l’actualité. Cela révèle à quel point les artistes sont des personnes qui peuvent avoir des sensibilités extrêmes, une acuité qui parfois les dépasse. C’est une pièce qui nous va bien, à Marion et moi. Elle offre une satisfaction visuelle, ce qui compte beaucoup pour nous. Dans mon approche générale des œuvres, j’apprécie qu’il y ait quelque chose à voir. Je pense qu’il y a toujours eu deux catégories d’artistes, depuis l’ouverture de la galerie en 1989 : ceux qui produisent dans une forme de profusion ou d’abondance, et ceux qui penchent plus vers l’épure. Le lien évident, entre tous, c’est qu’il y a toujours de la poésie et de l’humour.

Les relations avec les artistes sont essentielles dans notre galerie, et elles durent en général fort longtemps. J’ai rencontré Erik Dietman, Hreinn Fridfinnssonn, Dieter Roth, lorsque je travaillais pour la galerie BAMA, que j’ai codirigé jusqu’en 1986. Beaucoup d’artistes m’ont ensuite suivie lorsque j’ai fondé ma propre galerie. Évidemment, Erik a une place à part car j’ai vécu avec lui pendant une vingtaine d’années jusqu’à sa mort en 2002. Je suis son ayant-droit. Nous avons le désir de nous atteler à son catalogue raisonné, mais la tâche est immense. C’est un artiste qui a été extrêmement prolifique... Dernièrement, il y a eu un enchaînement de projets qui ont donné une belle visibilité à son travail. Lors de sa dernière exposition personnelle, nous avons presque trop vendus... Aujourd’hui, nous commençons à avoir le recul nécessaire pour comprendre qu’il était précurseur sur un certain nombre de sujets. Certains de ceux qui ont été ses étudiants aux Beaux-Arts de Paris – comme Elsa Sahal, que nous représentons depuis sa sortie de l’école, il y a bientôt vingt ans – sont aujourd’hui des artistes établis.

Pour moi, il serait impensable d’exercer ce métier sans affect. Il m’est arrivé une seule fois de présenter l’œuvre d’un artiste, au sein d’une exposition collective, sans pouvoir le rencontrer. Cela m’a extrêmement déplu. Sans feeling c’est compliqué, même si on apprécie le travail. La relation humaine est fondamentale. Elle est même indispensable. »

Visuel : Erik Dietman, Le Proverbe Turc, 1998

In The Art Newspaper #15, janvier 2020

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