Anne-Sophie Guillet, Inner Self


Tout est fluidité, impermanence ou transition dans l’œuvre d’Anne-Sophie Guillet : c’est là l’empreinte d’une démarche à la fois introspective et contemplative, qui prend le temps d’esquisser ses grandes obsessions. Située au cœur de la série Inner Self (« moi profond »), l’insondable énigme de l’identité humaine est de celles-ci. De 2013 à 2018, Anne-Sophie Guillet a patiemment construit cet ensemble d’une trentaine de photographies de jeunes personnes d’apparence androgyne. Le plus souvent rencontrées au hasard de ses déplacements quotidiens, elles ont retenu son attention pour la manière dont chacune semble échapper au modèle binaire et normatif homme-femme. Que l’effet soit esthétiquement accentué ou qu’un traitement hormonal soit en cours, toutes sèment du « trouble dans le genre1 ». Frontaux, leurs portraits paraissent drapés d’un silence lourd ; ils n’ont, pour autant, rien de mutiques, mais interrogent comment se construit et se représente une identité face à autrui. Clément Rosset a, en l’exprimant plus clairement que nul autre, récusé la distinction courante entre identité personnelle (ou identité intime du moi) et identité sociale. Selon le philosophe français, l’identité personnelle est une illusion tenace, un fantôme, et l’échec est inévitable pour qui entend la découvrir. Il n’est pas d’identité qui ne soit socialement construite, et « il ne saurait donc être de moi que de l’autre et par l’autre, dont l’étayage assure l’éclosion et la survie du moi2 ». Mais la question qui vient spontanément à l’esprit devant tout portrait, qu’il s’agisse d’une peinture ou d’une photographie – Qui est donc cette personne que je vois, ou plutôt que je crois voir là ? – se redouble, face aux images de la série Inner Self, d’une hésitation touchant à l’expression de genre.

D’une image à l’autre, page après page, leurs regards défilent : jeunes, droits et francs, offerts à l’objectif. Anne-Sophie Guillet les a photographiés au moyen format argentique, à la lumière du jour et en intérieur sur fond neutre. L’ensemble est volontairement épuré, débarrassé du superflu au profit de l’essentiel, qui se situe dans l’échange visuel entre la photographe et son sujet. Discrétion et patience sont de mises dans ce dialogue dont on imagine l’épanouissement lors de la prise de vue, dans une atmosphère calme et sereine. C’est sans doute parce qu’elle a d’emblée le besoin de se projeter dans ce rapport non-verbal, qu’Anne-Sophie Guillet privilégie les rencontres fortuites à une méthode plus impersonnelle de recrutement de modèles par petites annonces. À la différence de certains portraits anciens, destinés à graver l’image d’un visage et à lui conférer une puissance iconique, ses portraits ne fixent que des nuances et un moment éphémère, de possibles hésitations des corps face à des identités en mouvement, plus que jamais ouvertes et multiples. Pour cette série dont la constitution s’est étirée dans le temps, elle a d’ailleurs photographié certaines personnes à plusieurs reprises, avec l’intention de révéler l’idée d’un permanent devenir, ou advenir. Ce mouvement inhérent à la construction identitaire est accentué par l’âge de ses modèles, qui toutes et tous oscillent entre l’adolescence et les premières années de la vie adulte.

Dès les premières pages d’un récit de non-fiction intitulé Les Argonautes, Maggie Nelson relate une divergence de point de vue entre elle et son compagnon, l’artiste Harry Dodge, lequel aura bientôt recours à une double mastectomie et à de régulières injections de testostérones. Cette divergence, que l’on comprend fondamentale, a trait au pouvoir des mots. Tandis que pour l’auteure, les mots ont toujours suffi, Dodge est à l’inverse convaincu que non seulement ils ne suffisent pas, mais qu’ils peuvent être « corrosifs ». Le langage détermine et assigne, alors que « pour certains, ou pour certains à certains moments, l’irrésolution est acceptable3 ». L’anecdote de l’écrivaine à la recherche des pronoms employés au sujet d’Harry sur Internet, au début de leur histoire, est une belle illustration de ce besoin impérieux de catégoriser, quand d’autres ont pour désir de privilégier l’indétermination, le transitif ou l’entre-deux. En faisant le choix de l’anonymat pour ses modèles, Anne-Sophie Guillet cherche précisément à contrer les effets de clôture que toute information annexe aux images engendrerait. Prénoms, âges, identités de genre et orientations sexuelles demeurent ainsi dans sa seule mémoire.

Dans les années 1990, de nouvelles identités de genres apparaissent pour déconstruire les normes dominantes. Cette prolifération est souvent corrélée au retentissement provoqué par la publication de Trouble dans le genre, l’ouvrage phare de Judith Butler. Déconstruit, le genre n’est plus envisagé sur un mode binaire et figé, mais comme une donnée variable et mouvante. Le binarisme est subverti par des identités plurielles aux nombreuses dénominations, citons les termes « transgenres », « genderqueer », « genderfluid », « pangender », « agender » voire, en français, « neutrois ». Dans les années 2010, ces nouvelles identités semblent désormais incarner, pour la presse généraliste, un phénomène caractéristique de la postmodernité occidentale. En 2016, la publication d’une étude commanditée par une agence américaine en prospectives et tendances était ainsi relayée par de nombreux titres à grande diffusion, dont Vice. Cette étude, centrée sur la génération Z – les individus nés entre 1995 et 2003 – établissait notamment que plus d’un tiers des sondés pensent que le genre ne définit plus une personne autant qu’avant4.

Alors, que nous disent ces regards et, par leur truchement, celui de la photographe ? Forcément politique en touchant à de telles problématiques, la série Inner Self ne vise pourtant pas la prise à témoin, ou à parti. Sans effets de démonstration ni militantisme, les photographies qui la composent renvoient plutôt au pouvoir de subversion attribué par Roland Barthes aux « images pensives » dans La Chambre Claire. Tandis que la photographie dont le sens est trop impressif serait consommée esthétiquement, et non politiquement, Barthes convoque l’exemple du refus, par les rédacteurs de Life, des photographies de Kertész à son arrivée aux États-Unis, en 1937. Ses images « parlaient trop ; elles faisaient réfléchir, suggéraient un sens (...). » Et Barthes de conclure : « Au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive5. » Or, comme l’explique très justement le philosophe français Etienne Helmer dans un court essai intitulé Parler la photographie, cette subversion « ne transforme pas le monde et ne change pas forcément la vision que l’on en a. Elle consiste surtout à activer en nous un pouvoir d’analyse, d’imagination, de jugement6. » Une visée que ne saurait contredire Anne-Sophie Guillet.

In : Anne-Sophie Guillet, Inner Self, texte de Marie Chênel, Case Publishing, Tokyo, Japon, 2019

1 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005

2 Clément Rosset, Loin de moi. Étude sur l’identité, Paris, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 48

3 Maggie Nelson, Les Argonautes, Paris, Éditions du sous-sol, 2018, p. 88

4 JWT Intelligence, Gen Z goes beyond gender binaries in new Innovation Group data, 03/11/2016

Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 34

Étienne Helmer, Parler la photographie, Paris, Éditions Mix, 2017, p. 31


Anne-Sophie Guillet
Case Publishing 

 
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