Nadira Husain, Pourquoi je suis tout bleu


En intitulant son exposition personnelle à la Villa du Parc, à Annemasse, « Pourquoi je suis tout bleu », Nadira Husain nous plonge, en préambule à la visite, dans l’imaginaire associé à cette couleur. Une couleur si étrangère pour les grecs et les romains de l’Antiquité qu’ils ne prirent pas soin de précisément la nommer, mais qui aujourd’hui incarne simultanément le consensus des goûts mondialisés et l’altérité. Les jeans, l’administration et l’esthétique cyberpunk. Bref, un joyeux mélange auquel Michel Pastoureau a consacré toute une histoire1, un ouvrage généreux du point de vue occidental, les autres civilisations restant largement dans l’angle mort. Du bleu, donc, et un « je », et un « pourquoi » ! Nous n’en avons rien vu, or voilà une exposition qui interroge déjà et affirme dans un même mouvement, se présentant telle cette porte qui ne serait ni ouverte, ni fermée, mais tout cela à la fois.

Invitée dans le cadre du cycle thématique « Sans identité fixe » imaginé par la directrice du centre d’art et commissaire Garance Chabert, Nadira Husain déploie un vaste ensemble d’œuvres dont les plus anciennes datent de 2010 quand d’autres sont inédites, sur les deux étages de l’ancienne demeure bourgeoise. La passerelle est lancée pour les découvrir à travers le prisme de l’autobiographie. Née en 1980, la plasticienne française d’origine indienne, installée à Berlin depuis plusieurs années, semble de fait largement nourrir sa pratique de sa capacité à se situer, en tant qu’individu, au croisement de ses origines culturelles, de son propre parcours et de ses convictions. Ce qui frappe est son intelligence à les faire jouer ensemble, à se répondre et parfois se confondre, en tissant des rencontres aussi savoureuses qu’inattendues entre l’art des miniatures mogholes, les schtroumpfs ou le féminisme radical.

Ainsi s’avance-t-on au cœur d’un enchevêtrement de bras tendus à une identité plurielle, construite et mouvante. Deux puissantes figures protectrices aux membres démultipliés habitent la véranda. On songe au panthéon hindou, les peaux sont colorées, un bleu ciel, un rouge sang. Autour dansent ces références que les représentations picturales véhiculent : là, en toutes lettres, un titre original qui s’étale, Only Paradoxes to Offer, celui de La Citoyenne paradoxale de Joan W. Scott2. Et ici, derrière cette culotte ornée d’un regard fixe, on croirait entendre Le Rire de la Méduse, lancé tel un pavé par Hélène Cixous à la face de l’auteure du Deuxième sexe. Parcourir le rez-de-chaussée de la Villa offre, à travers la découverte d’œuvres aux formes multiples, une manière de saisir en quoi Nadira Husain s’empare à bras le corps de problématiques sociétales contemporaines. Ainsi de ses teintures végétales réalisées en Inde dans le contexte d’une micro-économie, alternative et locale, ou d’un ensemble de pièces textiles conçues en collaboration avec un tailleur afghan récemment établit dans la capitale allemande. Il y a là, très concrètement, une manière de se positionner politiquement en faisant de son art une modalité d’action. Outre le mélange des techniques et l’absence de hiérarchie entre ce qui relèverait de l’art et de l’artisanat, des beaux-arts et de l’art décoratif, du sujet et de l’arrière-plan, il s’agit également, en se situant en rapport à ses propres héritages, d’inventer de nouvelles représentations aptes à dépasser toute pensée dualiste, capables de déjouer les vieilles dichotomies et de s’établir à la plaisante confusion des frontières. Lectrice de Donna Haraway et d’une science-fiction féministe et militante, l’artiste redistribue allégrement les questions de genres, comme les limites entre humains et non-humains, en opérant la brillante collision de références à des iconographies qu’on n’a rarement vues ainsi mêlées. À l’étage, la puissance syncrétique de son art figuratif à l’imaginaire foisonnant et son goût de l’ornemental s’épanouissent notamment dans une peinture murale, des sérigraphies et une série de trois rideaux qui constitue l’une des œuvres les plus marquantes de l’exposition.

In : La belle revue, num 8, 2018

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