Sacha Golemanas, Let Me Hear You Whisper


Outre une déferlante d’Oscars, la sortie du film fantastique The Shape of Water, réalisé par Guillermo del Toro, a entrainé diverses accusations de plagiat. À ce jour, la seule à avoir été portée en justice est celle de l’ayant-droit d’un auteur américain, Paul Zindel. En cause ? Les fortes similitudes scénaristiques existant entre la production hollywoodienne et Let Me Hear You Whisper, une pièce pour enfants écrite par ce dernier en 1969, méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Son histoire peut se résumer ainsi : en pleine guerre froide, des savants aux sombres desseins tentent d’apprendre à parler à un dauphin maintenu en captivité dans un aquarium. Bien que le cétacé s’obstine à rester muet en leur présence, le voilà bientôt chantant une romance1 aux oreilles de la nouvelle femme de ménage du laboratoire. Alarmée par le sort réservé à l’animal récalcitrant, la discrète héroïne projette de lui rendre une liberté qu’il ne savourera hélas jamais… Ce conte désenchanté, finalement préféré au rappel des aventures de Bibifoc2 pour introduire le travail mené par Sacha Golemanas lors de sa résidence, en soulève plusieurs thèmes structurants. De la représentation des mammifères marins dans l’imaginaire collectif aux tentatives de communication inter-espèces, il sera aussi question, ici, d’émotions, d’aquarium et d’enfance.

Diplômée en 2017 de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, Sacha Golemanas interroge les liens vitaux qui nous unissent, en tant qu’êtres humains, à la nature et aux autres animaux. Des liens tissés de si nombreux paradoxes, qu’il semble impossible d’en faire le tour en quelques lignes. Tandis que nous leur reconnaissons désormais des qualités sensibles et nous attachons à repenser les frontières d’un monde commun, les « animaux non-humains » sont décimés par proportions industrielles. D’un côté, la conception cartésienne de « l’animal-machine » a été récusée au profit de la percée des animal studies ; de l’autre, des espèces disparaissent à un rythme sans équivalent depuis la dernière extinction de masse3. Agissant dans ce cadre conceptuel, Sacha Golemanas, à l’instar d’autres artistes de sa génération, a développé un intérêt tout particulier pour les populations aquatiques. Sans doute parce que les étendues maritimes nous bouleversent en ce qu’elles reflètent l’état écologiquement désastreux du globe (phénomène d’acidification, continents de déchets plastiques à la dérive, surpêche, etc.), tout en offrant de fortes ressources à l’imaginaire. Face aux rivages, nous nous ouvrons plus volontiers aux fictions d’un autre présent possible.

Partant donc de la conviction que nos relations à la nature – ou plutôt, à la « natureculture », pour adopter une terminologie actuelle dépassant le dualisme moderne – constituent l’enjeu décisif de ce temps, Sacha Golemanas élabore une pratique au sein de laquelle l’œuvre apparait liée à un important travail de recherches. La formalisation se construit sur la base d’un investissement intellectuel conséquent : lectures théoriques issues du vaste champ des sciences humaines, analyse et réinterprétation de pratiques culturelles telles que le whale watching, nourrissent sa démarche. Suffisamment curieuse pour dépasser les attendus, elle a exploré et intégré à son approche les spécificités du territoire des Hauts-de-France où elle a effectué sa résidence, de septembre 2017 à janvier 2018. Dans le Calaisis, elle a notamment consulté les archives de la Cité de la Dentelle et de la Mode. L’un des plus anciens registres conservés, récemment numérisé, comprend des échantillons de dentelles reproduits sur fonds bleu cyan : l’emploi de la technique du cyanotype, un procédé photographique datant du XIXe siècle, lui évoque immédiatement les Photographs of British Algae (1843-51) de la britannique Anna Atkins. Au Château-Musée de Boulogne-sur-Mer, le fonds d’objets sugpiaq, du nom de cette population du sud de l’Alaska, l’entraine sur les traces d’Alphonse Pinart, l’explorateur boulonnais du XIXe siècle à l’origine de cette collection. L’ensemble à disposition s’avère passionnant pour l’artiste, qui intervient en observatrice active, sans négliger les ressources propres aux deux écoles municipales des beaux-arts où doivent avoir lieu ses expositions personnelles de restitution. C’est ainsi qu’elle fera, par exemple, dialoguer plusieurs de ses moulages en plâtre ou en silicone avec des exemplaires issus de la gypsothèque de chaque école.

Les sculptures réalisées par Sacha Golemanas, si elles relèvent de plusieurs ensembles, sont nées d’un même constat : notre lien aux animaux, de même que notre rapport à la mer, puisent leur force dans les souvenirs d’enfance. En réunissant, pour les mouler, divers jouets représentant de manière réaliste des mammifères marins d’espèces distinctes, elle relève que ceux-ci semblent former une seule et même grande famille dans l’imaginaire collectif. Cette approximation défiant toute logique scientifique est-elle révélatrice d’un mode de relation à l’animal sauvage, couramment perçu en tant que membre exemplaire d’un groupe, plus rarement dans son individualité ? Il est certain que nos représentations imaginaires, sculptées par les jouets et les films animés de notre enfance, ont leurs conséquences lorsque nous sommes en présence : nos images sont alors projetées sur l’animal qui nous fait face. Un autre fait l’interpelle : la surreprésentation des dauphins parmi les objets de décoration des boutiques des environs. Pourquoi ne pas proposer d’avantage d’effigies de phoques gris ou de veaux marins, lesquels sont, ces dernières années, de retour dans la Baie de Somme ? Les observer est pourtant devenu l’une des principales attractions touristiques de la région… Au-delà des écarts de projections affectives et autres élaborations fantasmatiques générées par ces animaux, la disparité se joue sûrement à l’aune d’un lointain fabulé, voire d’un ailleurs fantasmé.

Mais la rencontre qui a significativement modelé le cours de la résidence s’est faite à Boulogne-sur-Mer, en la personne de Jean-Luc Bourgain. En plus de leurs nombreuses discussions, le responsable des mammifères marins de Nausicaà lui a facilité des moments en tête-à-tête avec les otaries, l’espèce la plus admirée du centre de découverte de l’environnement marin. Longuement, Sacha Golemanas les a photographiées selon différents points de vue à travers la paroi vitrée de leur bassin, avant de reproduire au cyanotype certains enchainements du ballet gracieux maintes fois rejoué. Il en résulte des images bleutées aux accents oniriques, légèrement floutées en raison de l’indiscipline des sujets. Le contraste est d’autant plus saisissant à la découverte d’une autre série de cyanotypes, cette fois produite d’après des photographies prises par Jean-Luc Bourgain dans le cadre de sa correspondance locale pour le Réseau National Échouages4. Des témoins d’une dernière – ultime – dimension de notre lien avec le monde animal marin, sous sa forme la plus crue et banale : cadavérique. Comme une manière d’alarmer par l’image sur la vulnérabilité de la nature, qui pourrait rejoindre l’enjeu d’une autre œuvre, réalisée à partir d’images amateurs de whale watching5.

Dans son célèbre essai intitulé « Pourquoi regarder les animaux ? », John Berger a dressé un parallèle temporel fort entre d’une part, l’ouverture des zoos et l’irruption de jouets imitant le monde animal dans les foyers des classes moyennes et, d’autre part, la rupture du lien avec la nature, sa progressive mise à l’écart de la vie quotidienne. Or c’est également à cette époque, dans le courant du XIXe siècle, que l’aquarium moderne est conçu. L’histoire témoigne de son rapide changement de statut, dans la sphère privée, de l’objet scientifique à l’objet de décoration. Dès l’ouverture des premiers aquariums publics, dont celui de l’Exposition universelle de 1867 en France, l’invention se mue par ailleurs en attraction touristique. Pour certains chercheurs6, il s’agit aujourd’hui de saisir comment l’aquarium s’est, de fait, inscrit parmi les premiers balbutiements d’une nouvelle culture du spectacle. Offrant une composition animée de formes et de couleurs visible à travers un écran vitré, il peut être mis en parallèle avec les nombreux procédés optiques alors à la mode, quelques années avant l’invention du cinéma. Sa forme inédite de représentation d’une réalité dont les mises en scène dépassent le projet de vulgarisation scientifique initial, s’avère également porteuse d’une certaine conception du progrès. L’aquarium offre une vision concrète de l’emprise de l’humain sur la nature, tout en visant à permettre des conditions de rencontre entre humains et non-humains. C’est toute l’ambivalence de ce face-à-face avec une nature recréée que Sacha Golemanas interroge, « Through the Looking Glass », en s’attachant à déjouer les représentations stéréotypées, les connaissances fragmentaires et autres croyances erronées.

Texte écrit dans le cadre de la première édition du programme de résidences Archipel 2017 initié par le Frac Grand Large — Hauts-de-France et les écoles d’arts du Beauvaisis, de Boulogne-sur-Mer, du Calaisis, de Denain et de Saint-Quentin

1 Plus précisément le refrain d’une chanson populaire interprétée par Bing Crosby ou Patti Page : « Let me call you Sweetheart, I'm in love with you / Let me hear you whisper that you love me too… ».

2 « Bibi bibi bibi bibifoc / Ton amitié / Dure comme le roc… » : le générique chanté par Marie Dauphin célébrait une belle entente en terre Inuit.

3 Celle des dinosaures, il y a 66 millions d’années. Parmi les articles publiés à ce sujet, voir par exemple : Audrey Garic, « La sixième extinction de masse des animaux s’accélère », Le Monde, 10 juillet 2017

4 La mission du Réseau National Échouages, créé en 1972 et coordonné par l’observatoire Pelagis, est de suivre les échouages de mammifères marins. Bien que les causes d’échouages soient multiples, leur suivi a révélé certaines pressions anthropiques, dont la pêche.  

5 Le whale watching (« observation de baleine ») est une pratique apparue en Californie dans les années 1950.

6 Lire notamment : Camille Lorenzi, « L’engouement pour l’aquarium en France (1855-1870) », Sociétés & Représentations 2009/2 (n° 28), p. 253-271.


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