Mel O’Callaghan, Respire, Respire
« Qui se serait attendu à une si forte respiration de la part d’une si étroite poitrine1 ? » s’interroge Henri Michaux dans Ecuador, son journal de voyage à travers les Andes. Quelques années plus tard, poursuivant désormais la route en lui-même, l’homme « né troué » écrira comme en écho dans La Nuit remue : « Parfois je respire plus fort et tout à coup ma distraction continuelle aidant, le monde se soulève avec ma poitrine2. » C’est à l’orée d’un tel soulèvement du monde que nous invite Mel O’Callaghan. Suspendues, ses sculptures en verre aux lignes aériennes impressionnent, en premier lieu. Jouant de la transparence et de la fragilité de leur matériau, chacune dessine en son centre un vide au sein duquel le visiteur est invité à s’immerger de tout son corps. L’espace en creux se fait dès lors alvéole, cavité cellulaire ouverte à un exercice du souffle convoqué par le titre même de l’œuvre, Respire, respire. Comme toujours chez l’artiste, l’installation induit une relation physique : que celle-ci soit intuitive de la part du visiteur, ou maîtrisée pour le performeur, tous sont incités à s’en saisir comme d’un outil. L’objet manipulé ouvre dès lors à un glissement intérieur, le corps sert de tremplin au dévoilement d’un état autre, à une expérience des limites.
Mel O’Callaghan, pour qui les notions de liminalité et de performance formalisées par Victor Turner dans le domaine de l’anthropologie constituent un fondement essentiel, s’intéresse notamment à la portée de l’extase en tant qu’expérience esthétique. Dans la continuité de sa récente exposition au Palais de Tokyo, elle développe ici le déplacement, dans le champ de l’art, des recherches de l’anthropologue et linguiste Felicitas D. Goodman sur la transe extatique et les méthodes visant à la provoquer de manière naturelle. C’est en ce sens qu’elle a imaginé, en dialogue avec une ancienne collaboratrice de Goodman, Sabine Rittner, une performance mettant en jeu une méthode de respiration accélérée apte à faire vivre un état qualifié d’extatique à la personne qui la pratique. Reposant pour partie sur les effets provoqués par l’hyperventilation et la posture physique, tête renversée au ciel, le transport intérieur est régulé par des sonorités répétitives. Cette mise au travail du corps, en tant que véhicule de l’expérience extatique, s’inscrit en résonnance avec les enceintes de verre, au sein desquelles le performeur prend successivement place. À l’instar de l’expérience intérieure telle que définit par Georges Bataille, qui culmine dans la fusion du sujet et de l’objet, l’artiste aspire ainsi à un dévoilement de l’être par le franchissement des limites. Et si, comme Bataille l’écrit, « sans aucun doute tout objet d’extase est créé par l’art4 », il précise aussi que « l’expérience demeurerait inaccessible si nous ne savions dramatiser en nous forçant5 ». C’est cette dramatisation forcée que l’activation performative de Respire, respire convoque, en ouvrant au vertige d’une chute purement intérieure.
In : Artpress 2, La traversée des Inquiétudes, 3. Vertiges. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 458, sept. 2018.
1 « Le château et le parc de Pacifico Chiriboga », Ecuador, Gallimard, (1929) 1968, p. 45
2 « En respirant », La nuit remue, Gallimard, (1935) 2004, p. 31
3 Sabine Rittner est chercheuse associée à l’Institut de Psychologie Médicale de l’Hôpital Universitaire de Heidelberg.
4 L’expérience intérieure, Gallimard (1943) 1954, p. 88
5 Ibid., p. 136
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Mel O’Callaghan
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