À la recherche d’une exposition impossible

Entretien avec Léa Bismuth autour du cycle la Traversée des inquiétudes

Se rendre à Béthune, une fois, deux fois, trois fois. Au projet de l’adaptation libre de la pensée de Georges Bataille au format de l’exposition, répondre par la visite sans a priori : ici, nulle citation littérale de l’œuvre insaisissable, nulle tentative d’exégèse montée sur cimaise. Mais plutôt, la subtile mise en résonnance d’un souffle qui lui est unique, et le décèlement, d’une pièce à l’autre, de certaines de ses obsessions. Il fallait oser s’emparer d’un sujet tel pour en « faire usage », et ainsi s’engager, aux côtés des artistes comme des visiteurs, dans cette Traversée des inquiétudes.

GENÈSE D’UN PARI : ADAPTER LIBREMENT BATAILLE

De quand date votre première « rencontre » avec Georges Bataille, et en quoi sa pensée vous accompagne-t-elle depuis ? Lorsqu’on se saisit d'une telle œuvre littéraire pour en faire un objet de réflexion curatoriale, peut-on réellement dépasser l’attitude de révérence ?

J’ai découvert Bataille en 2004, avant de consacrer ma maitrise de philosophie à l’athéologie et au sacré immanent. Cette pensée est toujours opérante, c’est un prisme dont je me sers en tant que commissaire et critique d’art, pour me diriger vers les artistes qui m’intéressent : je me suis rendue compte récemment que tous à leur manière travaillent l’expérience de l’obstacle, et entretiennent un rapport avec la limite. Ce que Bataille écrit de l’image poétique dans L’Expérience intérieure, à savoir qu’« elle mène du connu à l’inconnu », nous pouvons le dire de l’œuvre d’art. Il s’agit de franchir un certain pas, de donner corps à un espace apparemment vide, de maintenir une difficulté alerte tout en la nommant. Bataille m’aide à penser cela, et j’ai le sentiment qu’il y a peu de rencontres littéraires de cet ordre, à la fois enveloppante et structurelle. Mais, davantage, il faudrait dire que la pensée de Bataille est d’un genre particulier : la rencontrer réellement, c’est faire une sorte de pacte ; elle vous demandera quelque chose en retour. Bataille vous modifie. L’engagement requis est une manière de réponse à l’intensité de lecture traversée. C’est pourquoi, à la suite de Bataille, parlant lui-même de Sade, c’est d’une « valeur d’usage » dont il est question. Faire usage de Bataille, c’est trouver sa propre grammaire, ses outils, ses moyens d’action, sa propre voix. Je dirais que Bataille n’autorise à rien, mais qu’il peut donner des clés non-méthodologiques pour appréhender l’art en tant qu’expérience humaine de « l’inespéré ». Voilà comment il qualifiait la naissance de l’art dans les grottes : à mon sens, même en utilisant des outils informatiques hautement sophistiqués, l’art ne peut traiter que de cela. Toute création est un défi d’invention vers ce qui n’est pas encore, mais qui advient, une forme d’utopie devenant chair. Mais aussi, la déposition d’une énergie dans une forme, ce qui est toujours l’épreuve d’une existence. Aujourd’hui, dans un monde de l’art soumis aux logiques de marché ou d’accrochage, nous avons à ce titre plus que jamais besoin de relire le Lascaux de Bataille.

Vous avez conçu cette Traversée comme une adaptation libre de la pensée bataillienne. L’un des risques encourus n’était-il pas de paraitre illustrer tel ou tel aspect de cette pensée, plutôt que de parvenir à la provoquer ?

Dès le départ, il s’agissait de donner vie à une forme d’écriture. La question de l’illustration ne s’est pas posée, car le propos résidait résolument ailleurs. Avec l’adaptation libre, je tenais un point d’entrée, ramenant le médium exposition du côté du théâtre ou du cinéma. J’ai donc écrit le scénario d’un film impossible à réaliser. Dépenses, Intériorités et Vertiges se sont imposés comme les trois mouvements de cette aventure de l’inquiétude, considérée comme ce qui met en tension la vie vécue. Je comprends aujourd’hui qu’il y avait là un pari et une danse à mener, avec les artistes, dans le bâtiment de Labanque, sur trois années. Chaque pas en a amené un autre, et une dialectique de découverte s’est progressivement installée. La méthodologie a été constamment bouleversée pour s’affiner, sans aucun autre but que le voyage.

Pour les deux premières expositions, nous avons travaillé à partir de textes relativement circonscrits dans le corpus bataillien. J’aime parler de terrain de jeu : ça a d’abord été La Part maudite, puis L’Expérience intérieure. Pour la troisième exposition, Vertiges, je n’ai pas voulu adapter de livre spécifique, et les indications données aux artistes ont été minimes… Même si Le Bleu du ciel, comme principe esthétique, est resté là en suspension, pendant la durée du travail. J’ai souhaité ouvrir cette traversée précisément là où elle nous avait menés, à une forme de renversement et d’ouverture. Vertiges est une exposition impossible sur l’impossible : une entreprise toute bataillienne, dans son essence, pour clôturer le cycle. J’ai cultivé l’indirect de la référence en permanence, car je pense que c’est la seule manière de faire quelque chose avec et par Bataille.

UNE TENTATIVE D’EXPÉRIENCE COLLECTIVE

Un de vos souhaits a été de faire de cette trilogie une expérience vécue collectivement, en favorisant par exemple des rencontres entre artistes. Cette démarche relevait-elle du besoin personnel de rendre une communauté possible ? Et peut-on parler d’une logique d’écriture collective à propos des œuvres produites pour la trilogie ?


La pensée de la communauté est au cœur de l’œuvre de Bataille. Et l’espace manque ici pour retracer la généalogie philosophique et politique de la question, ses soubresauts, ses malentendus, depuis la société secrète Acéphale, les textes de Maurice Blanchot, Giorgio Agamben, ou Jean-Luc Nancy, jusqu’à la philosophie du Commun ou du « Nous » aujourd’hui. Ce qui m’importe est de penser la tentative d’expérience collective qui a été à l’œuvre. Nous pouvons penser l’espace d’exposition dans son horizon de partage, et c’est là une véritable posture curatoriale. Car derrière les œuvres, il y a des artistes. Derrière les artistes, il y a des solitudes. L’exposition — en tant que lieu — est ce qui permet donc une rencontre organique, dans un espace défini, pour un temps donné, à partir d’un projet commun. En cela, chaque exposition devrait avoir la valeur d’un manifeste, au sens où l’avant-garde le définissait. Le commissaire de l’exposition (si ce mot a un sens) est l’organe de transmission des éléments entre eux, une sorte de dépositaire obéissant à un fonctionnement horizontal, sans hiérarchie, mais qui assure l’harmonie.

Pour la trilogie, Labanque a produit plus de trente œuvres. Alors que pour Dépenses, il a s’agit de prendre nos marques dans les 1500 m2 du site, Intériorités et Vertiges ont été pensées en écho avec les expositions précédentes. Les artistes les ont progressivement vues ; il y a eu un effet d’enchâssement. C’est un tout qu’il faudrait maintenant rassembler, et je rêve à sa synthèse. L’écriture collective, je l’ai défendue, mais j’ai le sentiment que nous ne pouvons que tendre vers elle. Pour filer la métaphore théâtrale : tous les participants ont joué d’une improvisation chacun à leur manière, ils y ont respiré, seuls et de concert. Il n’y a pas le fantasme d’une œuvre commune, mais plutôt l’ambition d’une amplitude politique, prenant forme dans l’espace à chorégraphier, pour s’adresser au corps, au cœur et à l’esprit, de ceux qui le parcourent.

Ces trois expositions réunissent des œuvres d’artistes historiques du XXe siècle, et d’autres, plus nombreuses, d’artistes contemporains, pour la plupart de votre génération. Ces derniers avaient-ils tous un rapport affirmé à Bataille ? De votre point de vue, quelles résonances et quels éventuels bouleversements la plongée dans ses écrits a pu avoir sur leurs pratiques respectives ?

En effet, pour chaque exposition, j’ai mêlé les productions spécifiques à des œuvres historiques. Que l’on pense à Pierre Klossowski ou à Michel Journiac dans Dépenses, à Marguerite Duras ou à Pierre Molinier dans Intériorités, et à la présence fondatrice de Daniel Pommereulle dans Vertiges. C’est une inscription dans le temps, une manière d’assurer une continuité. Ce sont des dédicaces, de même que des ponts dans l’histoire de l’art. De manière similaire, tous les artistes que j’ai pu inviter à créer des œuvres se placent à mon sens dans une constellation qui relève de l’univers de Bataille, qu’ils y fassent d’ailleurs directement référence ou non. La trilogie a certainement, non pas déplacé, mais mis en jeu certains artistes : je pense spontanément à la vivacité de l’encyclopédie intime et impossible d’Antoine d’Agata, reprenant dix années de film pour réaliser les quatre heures de White Noise ; ou à Romina De Novellis qui a ouvert les portes de Pompéi pour sa performance Gradiva ; ou encore au voyage au Groenland de Juliette Agnel pour ses Portes de glace. Je ne peux pas citer toutes les œuvres bouleversantes qui ont été produites, mais elles ont toutes exigé des artistes une obstination farouche, entrant en écho avec l’économie générale de la trilogie. Et je suis convaincue que les artistes ne se sont jamais trahis, voulant répondre à une « commande », car ce mot n’a jamais été prononcé, nous avons toujours été ailleurs.

FAIRE CIRCULER UN DÉSIR DE TEXTE

Peut-on comprendre l’aventure de la Traversée comme une activité de recherche, qui ne viserait pas à produire une recherche exposée mais une exposition en tant que recherche ?


J’ai compris très rapidement que nous ne faisions pas là une exposition comme les autres, et j’ai émis l’hypothèse d’une entreprise curatoriale novatrice. Tous les participants de la trilogie (artistes et équipe de Labanque) ont fait partie d’une équipe de recherche joyeuse. Cela me fait penser aux propos que Roland Barthes tenait à propos du séminaire : cet espace ouvert permettant de « mettre en circulation un désir de Texte », afin de le partager, lui donner du mouvement pour révéler à travers lui une puissance opératrice. Barthes n’hésitait pas à parler d’une circulation d’amitié, d’une certaine communauté théâtrale en dehors des lois, des rivalités ou des conflits, produisant un savoir non académique, par « l’indirect », c’est-à-dire par la quête d’une actualisation vivante. Il compare le séminaire au phalanstère de Fourier, insistant sur une « production des différences », laissant le champ libre à l’originalité de tous. Dans ce contexte, j’aimerais penser que le commissaire serait « une figure de départ, dont le rôle — qui n’est qu’un geste — est de lancer la bague dans la circulation » : il sollicite, observe ce qui retombe, organise la production, et produit un texte, toujours tissu signifiant. Barthes va plus loin, invitant le Nous à définir l’entièreté du séminaire, afin d’établir les règles d’un jeu partiellement utopique, où il s’agirait que nous puissions nous montrer « en état d’énonciation ». Se situer dans une telle disposition, c’est donner à voir le devenir de la pensée en train de se faire, sans finalité acquise. La recherche curatoriale, si elle existait, pourrait ressembler à cela : ouvrir les portes d’une énonciation inventant sa langue par l’interrelation, un texte en train de s’écrire à plusieurs mains, de l’espace de l’atelier à la mise en espace concrète de l’exposition.

Quelle place la littérature occupe-t-elle, in fine, au sein de la trilogie, ainsi que dans les expositions que vous avez précédemment signées ? Je pense, par exemple, à L’Éternité par les astres, aux Fragments de l’amour et, bien sûr, à Documents 1929-2015.

Cela me plait que vous citiez ces expositions, après ce que je viens de dire. Car, nous retrouvons là Bataille, Blanqui et Barthes. Trois pensées, donc, mettant en péril les stratégies de domination, ou d’exercice exclusif d’un savoir. Pour ne parler que de Blanqui, L’Éternité par les astres a été pensée pour les Tanneries en 2017, exactement au moment où je me situais au cœur de La Traversée des inquiétudes. Par ricochet, plusieurs artistes de cette exposition étaient à la fois aux Tanneries et à Labanque (que l’on pense à Charlotte Charbonnel ou Jérôme Zonder pour Intériorités ; ou à Juliette Agnel, Mel O’Callaghan et Marie-Luce Nadal dans Vertiges). Il y a des effets de contamination d’une exposition sur l’autre, car la pensée est en mouvement. Blanqui est par essence un penseur de la Commune et de l’amitié. Il a été le témoin discret de ce qui s’est passé à Béthune, en donnant une épaisseur un peu révoltée à l’ensemble. La littérature, la philosophie, les textes au sens large, j’en ai avant tout besoin pour vivre et pour écrire, et c’est la matrice que j’utilise pour traduire le monde de l’art dans lequel j’évolue. Il s’agit d’un biais pour inventer des règles du jeu, en assumant pleinement, voire en revendiquant, la dimension subjective qui a présidé au désir de l’exposition, praxis de l’énonciation, fil fédérateur, que je mets en scène, d’une exposition sur l’autre.

La Traversée s’achève avec l’ouverture de sa troisième exposition. Quelle suite possible, à présent ?

À l’issue de La Traversée, j’ai eu envie de déplacer le geste de l’exposition et de le ramener à celui du livre. Dans la définition « Informe » de la revue Documents, Bataille écrivait : « un dictionnaire ne commencerait qu’à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais la besogne des mots ». Tel sera le point de départ de La Besogne des Images (parution avril 2019, en co-édition avec Labanque et Filigranes) : pointer du doigt l’endroit où les images travaillent, où elles nous sollicitent pour une tâche de lecture. J’aime ce mot de «besogne », pour son caractère désuet, voire argotique, cette idée du travail à l’œuvre, du labeur et du labour. Pour cela, j’ai invité Mathilde Girard, philosophe et psychanalyste, à m’accompagner dans la ligne éditoriale de l’ouvrage qui réunira des textes d’une douzaine d’écrivains et de philosophes ; en regard d’artistes et d’images de tous horizons, celles qui nous retiennent, que nous retenons, et qui nous appellent, au présent. Ce livre collectif tiendra à la fois de la revue et de l’atlas. Et je peux dire en souriant que La Traversée des inquiétudes a été la besogne de cette besogne qui se prépare.

In : Artpress 2, La traversée des Inquiétudes, 3. Vertiges. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 458, sept. 2018.

PDF

Léa Bismuth


← Retour