Juliette Agnel, Les Portes de glace


Le voyage fait partie de la vie de Juliette Agnel, il est une part constitutive de son travail d’artiste. En ce mois de février 2018, celui qu’elle entreprend en terres polaires renoue de manière inattendue avec sa recherche au long cours sur les grottes ; une recherche dont les ramifications la conduisent du pays Dogon à un projet pour l’heure en gestation sur la grotte Chauvet. Décidé en prévision de sa participation à l’exposition Vertiges, le séjour au Groenland doit initialement permettre à Juliette Agnel de donner suite à sa dernière série d’œuvres en date, Les Nocturnes. Après avoir photographié l’immensité étoilée recouvrant des paysages « presque irrationnels » dans le désert espagnol et sur les routes des Pyrénées, elle a en effet ressenti « le besoin d’un paysage de l’extrême ». En exprimant ainsi le désir de se confronter à l’impraticable, elle rappelle très concrètement ce à quoi enjoint Bataille dans L’expérience intérieure : ne s’agit-il pas, après lui, de se rendre à « l’extrême du possible (...) si loin qu’on ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin1 » ? De fait, l’aventure ne sera pas de tout repos : les menues déconvenues sont légion et les conditions climatiques font de chaque prise de vue une épreuve telle que les sorties de nuit se compteront finalement sur les doigts d’une main.

Les Portes de glace, l’œuvre exposée à Labanque, est constituée de l’alignement de six grandes photographies d’icebergs prises au moyen format numérique, depuis un bateau. Chaque image – dont l’une au centre, est redoublée – a été retouchée, et ce travail de reprise créé le mystère en même temps qu’il le signifie ; il acte la transformation du paysage photographié, réel, en une vision métaphorique de l’inconnu. Le passage au négatif de trois d’entre elles, souvenir artificiel de l’argentique en milieu numérique, agit comme une révélation : les rochers de glace dévoilent de précieuses facettes ; une force intérieure, vivante, semble pulser. Les trois autres images, restées en positif, sont plongées dans une pénombre crépusculaire. L’effet accentue la sensation de se situer à un croisement, où ce qu’il y a derrière l’image rencontrerait ce à quoi semble ouvrir le paysage. Telle l’apparition inaugurale du monolithe dans 2001, L’Odyssée de l’espace, film dont Juliette Agnel souligne qu’il est une référence essentielle à la genèse de cette œuvre, ses Portes donnent sur un vertige, sur une béance métaphysique, sur le dévoilement d’un absolu qu’elle nous invite à contempler. Dans un article intitulé « L’art, exercice de cruauté », Bataille écrivait que seuls quelques-uns d’entre nous ont gardé le regard de l’enfance : « Ceux-là veulent déchiffrer le ciel ou les tableaux, passer derrière ces fonds d’étoiles et ces toiles peintes, et comme des mioches cherchant les fentes d’une palissade, tâchent de regarder par les failles de ce monde2. » Juliette Agnel est sans aucun doute des leurs.

In : Artpress 2, La traversée des Inquiétudes, 3. Vertiges. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 458, sept. 2018.

1 L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 2014, p. 52

2Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. XI, 1988, p. 481


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