Marguerite Duras, Les mains négatives



En 1979, Marguerite Duras réalise Les mains négatives à partir de plans inexploités tournés pour son long métrage Navire Night, sorti en salle l’année précédente. La caméra est embarquée à l’avant d’une voiture, nous sommes à la mi-août, à la levée du jour, dans un Paris presque désert. Sur les images de la lente progression du véhicule à travers les rues de la capitale, la voix de Duras, ponctuée par le violon solitaire et monotone d’Amy Flamer, semble dérouler une narration autonome. Le  récit, un poème, elle l’introduit ainsi : « On appelle mains négatives, les peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe Sub-Atlantique. » Jamais montrées, les empreintes sont lues comme un appel (« J’appelle celui qui me répondra »), un cri d’amour émit par un homme, seul face à la paroi de granit, seul face à l’Atlantique (« J’aimerai quiconque entendra que je crie que je t’aime »). Ce fait pictural primordial, dont l’écrivain et cinéaste fait l’origine de l’énonciation (« ce sont les premiers cris, les premiers cris qui sont dessinés avec les mains1 »), est érigé en une ode à l’humanité, tous temps confondus. Car au-delà de leur apparente dissociation, le texte rejoint l’image en un hommage aussi politique que bouleversant aux exclus de la société contemporaine, à ses travailleurs manuels de l’aube, seuls présents dans les rues parisiennes à cette heure du jour : « Depuis l'Indochine, depuis ma jeunesse, je n'avais jamais vu une telle population coloniale réunie dans un seul endroit. L'amour c'est à eux qu'il s'adresse2. »

Dans cette œuvre éminemment allégorique, l’empreinte figure donc un parler pré-langagier, semblable en cela au « mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés3 ». À partir de l’origine même de l’écriture, Duras fait se rejoindre singulier et universel ; portée par le souci d’exprimer la parole de l’autre, de renvoyer au désir de l’autre, elle en appelle à la communauté des Hommes. Un même transpercement des temps est à l’œuvre dans Lascaux ou la naissance de l’art, l’ouvrage que Georges Bataille a consacré en 1955 à la célèbre grotte. Plus que la naissance de l’art, Bataille acte à Lascaux « l’aurore de l’espèce humaine », insistant sur la confraternité que l’homme moderne partage avec celui du Paléolithique. Pour Bataille, « l’homme de Lascaux communique de cette manière avec la lointaine postérité que l’humanité présente est pour lui », et « jamais nous n’atteignons avant Lascaux le reflet de cette vie intérieure dont l’art – et l’art seul – assume la communication ». Ainsi, c’est une expérience de ce que l’homme sait du fait d’être et de devoir mourir que transmet l’acte de communication préhistorique, « signe sensible de notre présence dans l’univers » (c’est Bataille qui souligne), qui « appelle en nous le recueillement de l’être tout entier».

In : Artpress 2, La Traversée des Inquiétudes, 2. Intériorités. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 447, sept. 2017

Entretien avec Dominique Noguez, cité dans Stéphane Patrice, « Duras filme, la confusion des temps », p. 129-142, in Écrivains de la préhistoire, Presses universitaires du Mirail, 2004

Marguerite Duras, Les Yeux verts, Cahiers du cinéma, 1980, p. 75

3 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1992, p. 48

George Bataille, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art, éd. Skira, 1955


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