Bas Jan Ader, I’m Too Sad To Tell You



« Me servant de fictions, je dramatise l’être : j’en déchire la solitude et dans le déchirement je communique1. »

Pendant plus de trois minutes silencieuses en plan fixe, Bas Jan Ader apparaît face caméra, en larmes, le visage crispé par l’intensité de l’émotion dont il semble être saisi. Le carton inaugural fait fonction de programme : « I’m too sad to tell you ». Si la cause de son affliction est ineffable, la déchirure qu’elle provoque en lui est-elle partageable ? Issue d’une série éponyme comprenant également des photographies et un ensemble de cartes postales adressées à des amis, cette vidéo est sans doute l’œuvre la plus célèbre de l’artiste néerlandais, né en 1942. Émigré en Californie dès 1963, Jan Ader apparaît comme une comète fulgurante dans le paysage artistique de l’époque, dominé par l’art conceptuel et la performance. Derrière le comique burlesque des situations dans lesquelles il se met en scène, notamment en faisant choir son corps en divers endroits, transparait une quête existentielle ; une interrogation de la condition humaine par l’absurde dont la réception est, rétrospectivement, difficilement séparable de la biographie de son auteur, disparût en mer à 33 ans au cours d’une performance intitulée In Search of the Miraculous.

« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire2. »  Conscient qu’il ne saurait mettre en mots sa souffrance sans la trahir, Jan Ader fait un choix autre en montrant ici, avec une grande économie de moyens, combien la représentation peut servir l’expression de l’indicible. L’artiste, dont on sait qu’il était féru de philosophie, eût un temps le projet d’ajouter les phrases suivantes au dos des cartes postales de la série : « The space between us fills my heart with intolerable grief / The thoughts of our inevitable and separate deaths fills my heart with intolerable grief ». Si nous ne pouvons affirmer qu’il ait eu une réelle connaissance des écrits de Georges Bataille3, certains aspects essentiels de son œuvre semblent pourtant s’en faire l’écho. Avec Acéphale, Bataille révélait que « la communauté des vivants est celle que soude l’angoissante promesse faite à chacun et à tous de mourir4 ». Or, comme le précisa Jean-Luc Nancy, « si la communauté est révélée dans la mort d’autrui, c’est que la mort elle-même est la véritable communauté des êtres mortels : leur communion impossible5 ». Par la suite, dans L’expérience intérieure, Bataille a exprimé combien l’expérience est « un voyage au bout du possible de l’homme » ; une « mise à l’épreuve, dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être » nécessitant d’être éprouvée, car « ce n’est que du dedans (…) qu’elle apparaît unissant ce que la pensée discursive doit séparer ». S’ouvrir à une expérience telle passe par la dramatisation de l’existence, par la plongée dans une angoisse où les larmes peuvent aussi tourner au rire, et exige de l’homme qu’il se libère de la « perversion poétique » des mots afin d’atteindre la part muette, insaisissable, en lui. Si « la seule vérité de l’homme, enfin entrevue, est d’être une supplication sans réponse », l’extrême n’est pour autant pleinement atteint que s’il est communiqué. Rarement une œuvre aura aussi intensément incarné, comme I’m too sad to tell you, cette difficulté à partager « la souffrance s’avouant du désintoxiqué ».

In : Artpress 2, La Traversée des Inquiétudes, 2. Intériorités. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 447, sept. 2017

1Georges Bataille, Sur Nietzsche, Paris, Gallimard, 1967, p. 157

2Selon l’impératif énoncé par Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophus (1921)

3Aucun écrit de Bataille ne semble avoir été traduit en anglais du vivant de Bas Jan Ader.

4Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 2012, p. 280

5Ibid., p. 362


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