Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps
« Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps » est une exposition collective dont on cherchera d’abord à déplier le titre, faisant le pari qu’il ne peut être de ceux qui naissent du désintérêt, du hasard ou du choix par dépit. Trop évocateur pour être sans incidence sur notre regard, il ira peut-être jusqu’à remuer, à travers l’assemblage presque plastique de ses mots, le souvenir enfoui de la voix grave de Florence Delay et de ce passage de Sans Soleil (1983) de Chris Marker auquel il est emprunté – « chapardé » précise avec malice l’auteure du méfait. Dans un cimetière des chats de la banlieue de Tokyo, un couple dépose une latte de bois portant une inscription au nom de leur chatte, Tara. En effectuant ce rite par anticipation pour Tara qui a certes disparu, mais n’est pas morte, ils prennent soin qu’à l’heure funeste des prières soient bien dites en son nom. Ils adoucissent l’au-delà d’un ultime geste protecteur, réparant ainsi les conséquences finales de son défilement passé. Et la narratrice de Sans Soleil de poursuivre : « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire. »
À la Tôlerie, au sein de cette exposition où sont réunies des œuvres de Blanca Casas Brullet, Laurence De Leersnyder, Agnès Geoffray, Nina Lundström, Loreto Martínez Troncoso et Arnaud Vasseux, il est de fait question de la perte – pas forcément de celle de Tara mais « de soi, de l’autre, de quoi que ce soit » –, de cet instant où « quelque chose cède », et de l’exploration qui peut en être faite par le langage, « qu’il soit gestes ou paroles ». Pour sa commissaire, Marie Cantos, il s’agit du premier déploiement d’un diptyque intitulé « Figures de l’absence » dont le dénouement aura lieu au printemps prochain. C’est aussi un jalon essentiel de ses recherches, qui se cristallisent autour de problématiques incontestablement denses, mais toujours fermement liées. L’actualité de l’empreinte dans les pratiques artistiques contemporaines en constitue un axe central, et directement à travers lui les enjeux intellectuels et plastiques, infiniment riches et complexes, soulevés par des questionnements portant sur le contact, la forme, la contre-forme, et « leur infinie réversibilité ».
Certaines des œuvres présentées semblent incarner la réécriture d’une mémoire, intime ou collective, sa reprise par un langage, gestuel ou parlé. Celles de Nina Lundström (Suède, 1971), par exemple, forment un ensemble autour du deuil de sa grand-mère. Une expérience de la perte née d’une interrogation sur ce qui l’entoure, sur ces objets qui survivent aux êtres chers, reliques désormais observées et chéries pour les souvenirs qu’elles charrient de la vie qui n’est plus. Après avoir découvert, en interrogeant sa mère, que les seules broderies réalisées par son aïeule l’ont été pendant une grossesse hors mariage, à une époque où la réprobation sociale a dû être pesante, le travail de résilience de Lundström s’est notamment matérialisé par l’emmaillotement des serviettes brodées : présentées sous vitrine, les quatre formes embryonnaires qui en résultent sont des nœuds de douleur bien serrés ; des sculptures qui, offrant une visibilité au caché, rappellent certains petits objets secrets de Judith Scott, tout comme la part d’indicible ressenti à leur vue.
Les œuvres de Blanca Casas Brullet (Espagne, 1973) rassemblées à l’entrée de l’exposition – dont les Reprises économiques (2008-2015) cousues sur différents livres de comptabilité, les Rapiéçages (2007) et les Esdeveniments (2015) – ou celles d’Agnès Geoffray (France, 1973), participent également d’un travail de « reprise ». Le regard est particulièrement frappé par les Sutures 1, 2 et 3 (2014) de Geoffray, trois diaporamas muets en noir et blanc faisant s’enchaîner des photographies. Collectées, souvent modifiées, parfois directement prises par l’artiste, leur agencement, constitué par des choix, des coupes et des rapprochements, en somme par une activité critique de montage, évoque à l’esprit les écrits de Georges Didi-Huberman au sujet de la méthode warburgienne. Le visiteur plonge ici dans la puissance d’images qui montrent le temps, composent des histoires et révèlent des survivances, à travers cette capacité qu’ont les formes de ressurgir par réminiscences inconscientes.
On ne peut faire l’expérience de la perte sans la penser en relation avec le temps. Il est une matière qui travaille et fait naître des formes : qu’il les informe – Creux (empreinte-durée)(2015) ou Marqueur(2015-2015) d’Arnaud Vasseux (France, 1969) – ou les menace – Sans titre (Cassable) 2015, Clermont-Ferrand(2015) du même artiste, opère la jointure de deux cimaises avec du plâtre non armé. Des œuvres qui relèvent, avec celles de Laurence de Leersnyder (France, 1979), de pratiques de moulage ou d’empreinte dont on sait – Georges Didi-Huberman, toujours – qu’elles matérialisent aussi bien une présence qu’une absence.
Dans le livret conçu à l’adresse des visiteurs de l’exposition, la commissaire a introduit son propos en citant les mots prononcés par une patiente de Pierre Fédida (1934-2002) : « Je sens, par mon silence, le creux dans ma bouche1. » Le psychanalyste français, à qui l’on doit une œuvre d’une rare densité, a produit par sa pensée de l’absence une théorie des rapports entre corps, parole, souffle et image2. Convaincu de l’allégeance du psychique au corporel, il a conceptualisé le fonctionnement de la séance psychanalytique à partir du corps et de sa mémoire, pensant sa discipline comme « une archéologie du corps3 ». Or, bien que peu figuré – à l’exception majeure des œuvres d’Agnès Geoffray – le corps est, par l’empreinte de ses gestes, partout présent dans l’exposition. Ainsi des Volumes en creux (2012) de Laurence de Leersnyder, du Bleu de maçon (2005-2015) de Blanca Casas Brullet, ou de La Llamada (Contigo y Sint Ti) (2013) de Loreto Martínez Troncoso (Espagne, 1978). Le travail de cette dernière, s’il repose essentiellement sur le langage, semble d’ailleurs un des plus incarné de l’exposition à travers la corporéité de sa voix, celle que nous pouvons entendre en enfilant le casque de Puls(at)ions (2014), une pièce sonore pour un seul spectateur. Comme le précise l’artiste dans un entretien avec Julie Pellegrin : « la voix entre dans la tête de l’autre, les oreilles de l’autre, rentre à l’intérieur d’une tête. (…) La bouche n’est plus seulement un haut-parleur, c’est aussi une cavité4. »
Si une minorité d’œuvres, les plus ténues, peut souffrir de l’espace industriel de La Tôlerie, « Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps » constitue une exposition thématique collective où elles n’ont jamais un simple rôle de figuration – le principal écueil que guette une proposition de ce type. L’ensemble est sous-tendu par une réflexion théorique dont la densité n’empêche pas la pertinence, et qui semble avoir été construite et précisée à leur contact, sans faire l’impasse sur leur polysémie respective. Narratives et intimes ou abstraites et processuelles, la plupart partage en outre une certaine beauté formelle. Au visiteur, en retour, de prendre le temps de les voir.
« Réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps »
Blanca Casas Brullet, Laurence De Leersnyder, Agnès Geoffray, Nina Lundström, Loreto Martínez Troncoso, Arnaud VasseuxCommissariat
Marie CantosLa Tôlerie, Clermont-Ferrand, jusqu’au 25 juillet 2015
In : La belle revue 6, 2016
1Pierre Fédida, L’Absence (1978), Paris, Gallimard, coll. « Folios Essais », 2005.
2Tel que le retrace Georges Didi-Huberman en hommage à l’œuvre de Fédida dans Gestes d’air et de pierre. Corps, paroles, souffle, image, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.
3Pierre Fédida, Corps du vide et espace de séance, Paris, Delarge, coll. « Corps et culture », 1977.
4Journal de l’exposition personnelle de Loreto Martínez Troncoso à la Ferme du Buisson, « Ent(r)e », 2012.
La belle revue
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