Pierre Klossowski
Romancier, essayiste et artiste, Pierre Klossowski (1905-2001) fait dès 1934 la rencontre de Georges Bataille, de sept ans son aîné. Klossowski et Bataille partagent nombre d’expériences cruciales, dont la vocation religieuse, à laquelle ils ont chacun renoncé, ainsi qu’une connaissance approfondie des écrits de Nietzsche et de Sade. Liés leurs vies durant par une amitié forte et une estime mutuelle, les deux hommes collaboreront à maintes reprises, tout particulièrement pendant ces années trente au cours desquelles Klossowski participe au Collège de sociologie et à la revue Acéphale, comme à la société secrète éponyme qui en constitue le pendant. Au cours des années quarante, leur lecture divergente de Sade et leur rapport respectif au sacré cristalliseront leurs principales dissensions, la défense par Bataille d’une « athéologie » s’écartant des convictions du « chrétien Pierre Klossowski1 ».
En 1959, Klossowski travaille à des illustrations de L’Abbé C. de Bataille, ouvrage dont il a réalisé un compte rendu essentiel à l’occasion de sa parution initiale, en 1950. Dans une des mines de plomb sur papier qu’il réalise à cet effet, Éponine, l’héroïne du roman, apparaît nue, un genou relevé, tandis qu’un homme surgit d’une trappe l’observe. Sa posture offre un parallèle frappant avec celles d’autres figures féminines, habitantes familières de l’œuvre : de la Diane d’une rare aquarelle (Diane, 1952), à la Roberte captive de la scène maintes fois rejouée des Barres parallèles, jusqu’au genou relevé de la « monnaie vivante » de La Récupération de la plus-value (1981), une « grande machine » aux crayons de couleurs. À travers ces quatre œuvres, c’est toute l’évolution de la manière klossowskienne qui se dessine, ainsi résumée par son auteur : « Il y a eu la période des dessins à la mine de plomb qui coexistaient, de fait, avec l’écriture. Puis la découverte de la couleur, qui a correspondu à l’abandon de l’écriture. (…) Renonçant à l’écriture qui prêtait constamment aux malentendus, je m’isolais à ne me prononcer plus autrement que par le tableau. Quitte à faire sentir mes visions à mes contemporains, plutôt qu’à les leur faire comprendre2.»
Animé, à l’instar de Bataille, par la volonté d’énoncer l’incommunicable, Klossowski a usé des simulacres et de la répétition obsessionnelle du même dans la perspective d’affranchir la vision du « contemplateur » de ses œuvres. La scène des barres parallèles, décrite dans La Révocation de l’Édit de Nantes (1959), comme la saisie de Diane par Actéon, donnent le spectacle de la simulation d’une capture, illustrant en cela une de ses préoccupations essentielles : « le tableau est pour moi au sens propre un simulacre (…) il simule un fantasme obsessionnel parce que invisible et incommunicable3. » Cette qualité opérante du simulacre se retrouve également dans La monnaie vivante, où, en s’appuyant notamment sur Aron et Sade, Klossowski dépasse Marx en imaginant un dernier échange réalisé par dessus le marché. À travers cet essai d’économie complexe, publié en 1970, il apportait ainsi une réponse originale à la notion de dépense conceptualisée par Bataille dès les années trente, à l’époque où les deux hommes se rencontrent.
In : Artpress 2, La Traversée des Inquiétudes, 1. Dépenses. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 42, août 2016.
1 G. Bataille, cité in Laurent Jenny et Andreas Pfersmann (Dir.), Traversées de Pierre Klossowski, publication de la Faculté de Lettres de Genève, 1999
2 P. Klossowski, La Ressemblance, éd. Ryôan-ji, 1984
3 P. Klossowski, cité in Agnès de la Beaumelle (Dir.), Pierre Klossowski, tableaux vivants, éd. Gallimard, Paris, 2007
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