Michel Journiac, Contrat pour un corps



Figure de l’art corporel et sociologique en France, Michel Journiac (1935-1995) est l’auteur d’une œuvre forte et radicale. Critique et provocante, sa pratique, parfois réduite à l’action magistrale que constitua Messe pour un corps (1969, rejouée en 1975), ne peut être détachée des autres grandes tendances artistiques de son temps, tel que l’art conceptuel auquel ses œuvres à contrat empruntent. À l’instar de Georges Bataille, qu’il lit dès 1958 et avec lequel il partage un rapport complexe au religieux (tous deux sont d’anciens séminaristes) et de grands thèmes de réflexion (dont l’économie, les rituels, la mort), Journiac invite à regarder l’existence dans sa vérité la plus nue. Il se confronte aux questions essentielles avec une obsession : celle du corps, « viande socialisée consciente » qu’il dénude, exhibe travestie voire meurtrie, pour en dévoiler tant les conditionnements politiques (l’incorporation sociale) que les connotations sacrées (l’incorporation christique).

Dans un texte publié en 1973, Journiac écrit : « Nous sommes environnés d’objets (…), jusqu’au corps mort, objet absolu comme en témoignent la momie d’Eva Perón, les reliques des saints, le squelette1. » Contrat pour un corps (1972) acte cette réification extrême en offrant à l’amateur de transformer son propre squelette en œuvre d’art. Trois modalités lui sont proposées, selon qu’il privilégie le fait esthétique (« Vous pariez pour la peinture. Votre squelette est laqué blanc »), l’objet (« Vous pariez pour l'objet. Votre squelette est revêtu de vos vêtements ») ou le fait sociologique (« Vous pariez pour le fait sociologique : l'étalon or. Votre squelette est plaqué or »), tandis qu’une clause précise ironiquement qu’il lui faudra mourir afin de sacrifier à son devenir-œuvre. Journiac a mis en scène ces trois possibilités grâce à des squelettes qu’il aurait dérobés à la Faculté de médecine de Paris. La plus luxueuse, que le plaqué or hisse au rang de vanité absolue, évoque cette dépense somptuaire et improductive que Bataille théorisa dans La Part maudite (1949) ; essai dont il n’est pas extravagant de penser que l’artiste fit une lecture attentive. Dans son œuvre, ce dernier n’a eu de cesse de dénoncer la désagrégation du lien social au sein d’une société où l’échange n’obéit plus qu’aux jeux financiers. Il détournera les signes de cette économie déréalisante jusque dans Monnaie de sang (1993), « constat du corps annulé par l’argent » à l’heure du scandale du sang contaminé.

Contrat pour un corps mue la mort en œuvre, dans une culture où elle est devenue un impensé. Or, « accepter son corps en tant que squelette (revient à) s’accepter en tant que mortel2» : tendant un nouveau « piège pour un voyeur », Journiac fait surgir la mort parmi les vivants, liés face à elle par la promesse inéluctable de leur propre anéantissement. C’est à cela même qu’accule Bataille, à cette mort qui confère une valeur obsédante à l’existence, et à laquelle la société secrète Acéphale entendait donner une place inédite. Patrick Waldberg, qui en fit partie avant de devenir l’un des proches de Journiac, ne dut pas s’y tromper. Contrat pour un corps témoigne enfin de l’intérêt constant de Journiac pour toutes les formes de rituels, qu’il réinvente en les détournant, du rituel de transsubstantiation de Messe pour un corps au dernier Rituel de transmutation, du corps souffrant au corps transfiguré. Il précisera à ce sujet : « La fonction de l’art serait-elle d’inventer (des) rituels ? Je le crois, mais déjà Bataille le pensait3. »

In : Artpress 2, La Traversée des Inquiétudes, 1. Dépenses. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 42, août -sept. – oct. 2016.

1 « L’objet du corps et le corps de l’objet », L’Humidité n°14-15, 1973, in M. Journiac, Écrits, Beaux-arts de Paris éd., 2013.

2 Entretien avec Laurent Mercier, Art Présence n°17, 1996, p. 18.

3 Entretien avec Dominique Pilliart, ArTitudes n°8-9, 1972, in M. Journiac, Écrits, Beaux-arts de Paris éd., 2013.



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