Édouard Levé, Portraits d’homonymes



« Des homonymes d'artistes et d'écrivains trouvés dans l'annuaire sont photographiés. Sous le tirage couleur du visage, cadré comme sur un portrait d'identité, une plaque métallique indique leur prénom et leur nom. Se trouvent ainsi juxtaposés deux signes d'identité contradictoires : le visage, inconnu, et le nom, célèbre. Comme un constat de la fuite perpétuelle du référent. » Précisément décrite dans son livre programmatique Œuvres1, Portraits d’homonymes (1996-98) est la première série photographique réalisée par Édouard Levé (1965-2007). Composée de dix portraits d’hommes « communs » (ce sont, pour nous, des « anonymes »), chacun portant le patronyme d’une célébrité des arts et des lettres – de Claude Lorrain à Yves Klein, d’André Breton à Georges Bataille –, elle est révélatrice de la démarche analytique, exigeante et souvent empreinte d’une forme particulière d’humour de l’artiste et écrivain français. Parmi les questions essentielles que pose son œuvre, partagé entre deux formes d’écriture, la littérature et la photographie, celles de l’individualité et des archétypes tiennent assurément une place centrale. Ses Portraits d’homonymes, à l’instar des séries ultérieures Angoisse (2001) et Amérique (2006), inspirées par la toponymie des lieux photographiés, exploitent la richesse des liens entre mots et image, d’une part, et entre nom propre, référent et signification, d’autre part, par le moyen de la photographie, medium référentiel par essence.

Dans Autoportrait2, Levé écrivait : « Les noms propres me fascinent parce que j’en ignore la signification. » Nous sommes pareillement frappés d’ignorance face au portrait de cet inconnu au visage neutre, dont l’existence court à l’ombre de la renommée de feu son homonyme : qui est « ce » Georges Bataille ? Sa photographie fait vaciller notre assurance, soulignant que la réalité établie n’est toujours qu’une actualisation parmi d’autres possibles, et que la référence et les significations liées à un nom propre différent selon les contextes3. Complexe, elle offre « un constat de la fuite perpétuelle du référent », telle une mise en image de la définition de la photographie en tant qu’art formulée par Derrida dans sa lecture du roman-photo Droit de regards, à la suite de l’adhésion permanente du référent conceptualisée par Barthes dans La chambre claire : « S'il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et donc dans un espace quasi transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l'autre, il ouvre l'incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport4. » La question du patronyme, la quête du sens et la communicabilité, constituent autant d’aspects pouvant ici être rapprochés des réflexions de l’auteur de L’Expérience intérieure. Comme le souligne Michel Surya dans sa biographie de référence, « il n’y a pas un mais des Georges Bataille5 ». Outre le recours à l’anonymat, celui qui avoua écrire « pour effacer (son) nom » a usé de différents pseudonymes – Lord Auch, Louis Trente et Pierre Angélique – dont il ne fait pas de doute qu’ils lui permirent, notamment, de s’affranchir du poids du nom de ce père syphilitique, aveugle et paralysé.

In : Artpress 2, La Traversée des Inquiétudes, 1. Dépenses. Une exposition librement adaptée de la pensée de Georges Bataille, commissaire : Léa Bismuth. Num. 42, août 2016.

1 E. Levé, Œuvres, n°77, P.O.L, 2002, p. 38.

2 E. Levé, Autoportrait, P.O.L, 2013, p. 10.  

3 À ce sujet, voir Nicolas Bouyssi, Esthétique du stéréotype. Essai sur Edouard Levé, PUF,  2011, dans lequel l’auteur aborde l’œuvre de Levé à travers les écrits de plusieurs auteurs de la French Theory, dont Jean-François Lyotard.

4 Jacques Derrida, Lecture de Droit de regards, Ed. de Minuit, 1985, p. XXXV.

5 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 2012, p.111.


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