Christophe Lemaitre, l’art par son objet



Christophe Lemaitre (né en 1981) a participé au Salon de Montrouge en 2010. Le cycle d’expositions qu’il a conçu au CNEAI, à Chatou, achève ces jours-ci son progressif déploiement au sein des espaces du centre d’art. La longue image panoramique de la révolution d’une œuvre, La vie et la mort des œuvres d’art et La collection des objets que l’on utilise sans les toucher ont constitué autant de projets maîtrisés, touchant au cœur des processus de création, des conditions de présentation et des régimes d’existence de l’œuvre d’art. Motivé par ce qui nous paraît relever d’un questionnement essentiel sur l’activité artistique, Lemaitre étend sa pratique au-delà des rôles établis – artiste, curateur, auteur – et s’intéresse volontiers à des champs de recherches qui excèdent l’art.

En 2012, Christophe Lemaitre transforme la seconde année de sa résidence à la Jan van Eyck Academie, à Maastricht, en un club d’esthétique. Pensé comme « une œuvre d’art pour l’espace public », le Jan van Eyck go club ouvre un espace de l’Academie à la pratique du go, ce jeu de stratégie combinatoire abstrait auquel Roubaud et Perec se sont entre autres adonnés. Au fil des mois, et par l’entremise d’une série de projections, conférences et présentations de différents intervenants, artistes ou théoriciens, le club tente de « repenser le go comme une expérience perceptive plutôt que ludique ».

De l’expérience néerlandaise demeurent des pierres noires et blanches aux contours irréguliers – conservées brutes après leur extraction, chacune est par définition unique – et une étendue de réflexions auxquelles l’artiste pourrait longtemps encore se consacrer, tant les problématiques soulevées sont denses. Lemaitre fait œuvre en les dépliant sur le papier, théorisant un propos en extension nourri d’entretiens menés avec plusieurs invités, du biologiste Olivier Cochet aux philosophes Colas Duflo et Kendall Walton. Il vient ainsi d’éditer un second Livre de go, entièrement sérigraphié comme l’avait été le premier, introductif, en 2014, et qui sera présenté en mai prochain au Centre Pompidou. De « La connaissance des formes » à « Ce qu’il reste d’un objet qui disparaît », les livres développent et entrecroisent des sujets qui, partant d’une tentative de penser les différentes définitions de ce que l’on nomme une « forme » au jeu de go, ouvrent au contrat ludique, au faire-semblant et, de manière plus surprenante, à la morphogénèse, à l’auto-organisation et au continuum entre le non-vivant et le vivant.

Si le positionnement conceptuel adopté par Lemaitre le conduit à s’ouvrir à des domaines aussi complexes et, de prime abord, étrangers à l’art, c’est toujours dans l’intérêt de mieux saisir les conditions d’apparition, d’existence et de disparition de l’œuvre. Une recherche exigeante développée, d’un projet à l’autre, sur le long terme et à travers diverses formes. Mené avec la complicité d’autres artistes – un motif à part entière de sa pratique – et dans la continuité d’une exposition réalisée avec Aurélien Mole en 2013, l’un de ses derniers projets présente ainsi une collection d’objets domestiques qui, dans l’espace symbolique du centre d’art, semblent partager le régime d’existence conventionnel des œuvres : des objets qui peuvent être utilisés – et éprouvés – sans être touchés.

Le jeu de go, l’art et son exposition ont ce premier point commun d’appartenir à un domaine plus vaste de la connaissance où il s’agit d’organiser des formes dans le temps, de déterminer leur nature et leurs limites. De même que le go a la particularité de constituer un jeu continu, dont l’une des difficultés est de savoir quand une partie s’achève, Lemaitre étend à loisir le format de l’exposition et manipule les limites ontologiques de l’œuvre, questionnant le moment où elle devient ou n’est plus.

In Le Quotidien de l’Art, num. 810, 10 avril 2015 – texte publié dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge.

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