Jennifer Caubet



Depuis la fin des années 2000, le travail de Jennifer Caubet s’est affirmé et complexifié autour de préoccupations liées à l’espace, à son occupation comme à sa représentation. L’artiste, née en 1982, prépare pour la rentrée une exposition personnelle aux Instants Chavirés, à Montreuil.

AUTONOMISATION ET NOMADISME


Les titres de plusieurs installations réalisées en 2009, telles que Stratégie d’occupation des sols et Z.A (Zone d’Action) le désignent explicitement : Jennifer Caubet conçoit l’investissement de l’espace comme « une conquête1 », selon une approche politique de l’activité artistique ou, plus globalement, de l’être au monde. La même année, Caubet réalise E.A.T (Espace d’Autonomie Temporaire), un « kit sculptural » constitué d’un système de tubes en aluminium dont l’assemblage promet de déployer un réseau d’étais adaptables à toute surface, et dont le dessin sera fonction de la stratégie d’occupation adoptée sur place. L’espace, ainsi autonomisé, est temporairement requalifié par une sculpture résolument inspirée des T.A.Z2 de l’écrivain sous pseudonyme Hakim Bey : elle occupe (libère) provisoirement une enclave spatiale, temporelle et imaginaire, tout en intégrant sa propre tactique de disparition (et de réapparition). Car l’œuvre, nomade par essence, est avant tout pensée dans un rapport générique à l’espace, et ensuite adaptée aux spécificités d’un lieu qu’elle informe en retour. Même à l’échelle monumentale, elle est entièrement démontable et transportable, selon une conception chargée d’idéalisme inspirée de l’Architecture radicale.

UTOPIES RÉALISABLES


De la longue flèche en béton Plugin Rhizome (2010) au Spatiovore, fabuleux vaisseau mécanique accueilli en 2013 à La Maréchalerie, l’œuvre vient se poser – se plugger – en tension dans le lieu d’exposition, s’impose à lui et le révèle tout en le transformant. Si la démarche est empreinte d’aspirations utopiques, l’œuvre n’est jamais « pays de nulle part ». Elle est une « utopie réalisable3 », basée sur des vérifications empiriques en atelier, phase de test essentielle à une pratique résolument prospective. Au quotidien, Caubet alterne par ailleurs avec un travail plus immédiat de la sculpture, produisant des œuvres plus légères qui rejouent en les décontextualisant des techniques d’architecture brutaliste, comme Entresol (2013) ou Pièce d’angle (2013).

[UNE ÎLE SUR LE WEB]


Au-delà du lieu d’exposition, l’effort est tendu vers l’ouverture de nouveaux espaces, qu’ils soient virtuels ou concrets, par l’entremise de la sculpture. En 2014, Caubet réalise avec Utopia une œuvre jouant sur la construction d’un « lieu autre », pour la première fois virtuellement effectif. Particulièrement ambitieux, le projet lui permet de se confronter concrètement au réseau. Inspirée d’anciennes boussoles à anneaux, la sculpture en inox, visuellement proche d’un objet de science-fiction, révèle la maîtrise du travail du métal développée par l’artiste au cours de différentes résidences. La finition est poussée jusqu’à l’élimination totale de la trace du faire, dans un désir de précision motivé par un souci : que le spectateur s’interroge moins sur la fabrication que sur la fonction d’une telle pièce, d’apparence utilitaire mais à l’utilité mystérieuse. Utopia est une antenne posée en plein air. Ses quatre anneaux hexagonaux pivotent sur un axe central équipé d’un panneau photovoltaïque chargé d’assurer l’autonomie du relai Wifi intégré en son sein. Le relai, qui a été hacké afin de produire son propre réseau, génère une « île sur le web » à laquelle l’utilisateur peut accéder via une connexion sans fil. Il visualise alors différentes vues de la modélisation de l’onde émise, dont l’artiste a travaillé graphiquement la trame et remodelé la forme grâce à un logiciel, telle une architecture virtuelle.

DÉFINIR L’ESPACE


Occuper l’espace et le définir forment deux fonctions indissociables de la sculpture de Jennifer Caubet4. Aux Instants Chavirés, elle s’apprête à conjuguer ces deux fonctions au tir à l’arc, en quadrillant l’espace de fils liés d’un côté à des flèches venues se ficher dans les cimaises, et de l’autre à trois sculptures en acier poli équipées d’un système complexe de roulement à billes. Dans la continuité des Coordonnées en projection (2013-2014) déployées à la BF15, le projet allie par ailleurs deux axes majeurs de son travail – la sculpture et le dessin – à travers des sculptures pensées comme de véritables « machines à dessiner dans l’espace ». L’œuvre se fait ici outil topographique, instrument d’appréhension d’un espace que le corps de l’artiste vient activer en une chorégraphie de gestes. L’action passée, leur partition est rendue de manière indicielle par le rayonnement des fils et l’inclinaison des flèches.

LE RETOUR DE LA FICTION


La lecture de cartes associée aux concepts introduits par Deleuze et Guattari comme « le lisse » et « le strié5 », ont renforcé l’intérêt de Caubet pour les représentations normées d’un espace. Cet intérêt l’a par exemple conduite à matérialiser une banque de données topographiques des friches de Seine-Saint-Denis, dont elle a scanné manuellement des parcelles, tel un arpenteur sauvage (Parcelles, 2013). Depuis la Cité de la Maladrerie à Aubervilliers, où elle vit et travaille, elle a récemment contribué à lancer FanFiction936, un projet éditorial sur la marge tentant un prolongement fictionnel de ce territoire. Les constellations qu’elle a imaginées dans ce cadre, à partir des plans de Gailhoustet, seront bientôt exposées au sein d’un appartement inoccupé. Comme un retour de la fiction à la réalité d’un espace qui l’a engendrée.

In Artpress 423, juin 2015

1Entretien de l’artiste avec Marie Bechetoille, février 2012.

2Hakim Bey, T.A.Z., Zone Autonome Temporaire, éd. de l’Éclat, Paris, 1997.

3Yona Friedman, Utopies réalisables, éd. de l’Éclat, Paris, 2000.

4Elle s’inscrit en cela dans la ligne initiée par Richard Serra telle que la définit Rosalind Krauss dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, éd. Macula, Paris, 1993, pp 307-318.

5Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, éd. de Minuit, Paris, 1980, pp 592-625.

6FanFiction93 est un projet en association avec Marie Bechetoille, Florentine et Alexandre Lamarche-Ovize et les graphistes Syndicat.


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