À l’envers, à l’endroit
À l’envers, à l’endroit est une de ces expositions thématiques et collectives dont la réception nécessiterait un long et a fortiori passionnant travail de recherches pour en déplier tous les enjeux théoriques. L’exposition, visible au CPIF jusqu’au 13 juillet, a pour point de départ la troisième dimension de l’image, tant réelle que symbolique. C’est que l’évidence est telle qu’elle pourrait être oubliée : l’image photographique a une face et donc un revers, un cadre et donc un hors champ, et l’ensemble est signifiant. De fait, c’est l’épicentre d’une telle étendue des possibles conceptuels et plastiques, qu’il semble difficile d’épuiser en une visite le panorama des différents liens de ressemblances ou de dissonances qui se tissent entre les oeuvres des quinze artistes invités. Car, et c’est là richesse plutôt que faiblesse, le propos de l’exposition est pluriel et ses limites sont généreuses. Menée au risque d’égarer le visiteur par de trop nombreuses problématiques, cette ouverture du sujet a, au final, la force de laisser l’espace de la complexité à chacune des oeuvres présentées.
Intelligemment indexé « pour mémoire » au début de l’exposition, un fac-similé recto verso du fameux Autoportrait en noyé d’Hippolyte Bayard (1840) donne le « la » de la densité du propos. Image d’une image, il véhicule avec lui un mille-feuille d’informations. Sont ainsi convoquées en premier lieu les conditions matérielles intrinsèquement liées aux origines de la photographie, ce temps mouvementé des inventions fondamentales qui consacra d’abord le daguerréotype, tiré sur plaque de cuivre, au détriment du positif direct sur papier mis au point par Bayard. Or, à une époque qui tutoie plus volontiers la prolifération et l’immédiateté d’images numériques vouées à une seule existence écranique, des artistes contemporains se réfèrent au temps expérimental des pionniers, rejouent voire déjouent dans le noir des conditions de révélation liées aux procédés argentiques. Avec L’Auditoire (2011), une série de photogrammes obtenus en posant des lunettes d’opéra du XIXe siècle sur du papier sensible exposé à la lumière, Aurélien Mole emploie à dessein une technique très référencée. Juliana Borinski et Isabelle Giovacchini réinventent chacune à leur manière cette même technique à travers différentes manipulations, dans une approche sensible de la matérialité du médium comme des limites d’apparition de la représentation. Prenant acte, elles instaurent les possibilités d’un hors champ imaginaire et soulignent les ambiguïtés de la perception, avoisinant en cela les pièges visuels tendus par les découpes, plis et collages de Delphine Burtin.
L’image découpée, superposée, plus que jamais stratifiée, nous plonge de plain-pied dans le vif de sa matérialité. Au loin la surface simple et flottante : l’image est un matériau complexe, un objet offert sous toutes ses coutures aux manipulations artistiques. Plusieurs oeuvres explorent ainsi la dimension sculpturale de la photographie, parfois dans une approche très directe (Clare Strand). Il peut s’agir d’en sonder la profondeur, à l’instar de Constance Nouvel qui creuse, littéralement, à la recherche d’une vingt-cinquième image subliminale. Ou d’en saisir l’encadrement, à des fins tant fictionnelles que plastiques : Agnès Geoffray joue avec l’idée de suspens dans l’espace même du cadre, Isabelle Le Minh ouvre la fenêtre sur une cascade enchâssée de passe-partout. Ou encore, de supposer que le support lui-même puisse faire image, point commun à des oeuvres contemporaines aussi différentes que celles de Mark Geffriaud et Pascal Convert. Lesquelles partagent par ailleurs avec plusieurs oeuvres de l’exposition le principe d’une remise en jeu d’images de provenances et de nature très diverses.
À cette approche de l’image en tant qu’objet, Mathieu Mercier précise en pendant celle de l’objet faisant image. Son Pliage (soufflet / cocotte), dont les volumes de papier plié se découpent en négatif, tient, il est vrai, autant de la sculpture que de la photographie. Quant à Sans titre (bananes), qui a eu l’opportunité d’appréhender, du moins pour partie, plusieurs de ses « sublimations », sait combien les mises en relations de signes (ici une charte photographique Kodak) et d’objets qui les sous-tendent s’apparentent à des énigmes visuelles. Ce qui est posé sur le socle en corian n’est jamais l’objet nu, mais l’objet habillé de son image, tout comme le croisement de ces différents régimes d’existence. Enfin, il serait faux de penser que l’image numérique est dépourvue de toute matérialité. Les pixels devenus tesselles d’Aurélien Mole et les assemblages de Maxime Thieffine, jeux de superpositions au fonctionnement voisin du système de calques d’un logiciel comme Photoshop, en sont ici de délicats témoins.
Mais l’Autoportrait en noyé de Bayard ne rappelle pas seulement les conditions matérielles de la photographie. Placé en incipit de l’exposition, le fac-similé du geste désespéré oriente aussi le regard sur une dimension autre de l’image, un hors champ constitué de l’ensemble des informations qui entourent sa réception. C’est bien la lecture du titre et de la légende inscrite au dos du tirage ancestral qui en éclaire la teneur fictionnelle. Des informations qui, si elles filtrent la compréhension intellectuelle d’une oeuvre, peuvent également en nourrir la compréhension esthétique. Ainsi de l’ensemble L’air ou l’optique (2011) de Silvana Reggiardo, dont le paratexte révèle des potentialités plastiques insoupçonnées. Qu’un cadre mental forme (autant qu’il ne l’informe) la perception d’une oeuvre, constitue le sujet de la série des Tableaux (2003) d’Isabelle Le Minh. Plus que jamais, l’image vient à l’esprit grâce aux informations qui l’entourent, à la contamination des sens de l’envers sur l’endroit. Des oeuvres retournées d’Isabelle Le Minh à la série « Après l’image » de Marina Gadonneix, une même éclipse de l’oeuvre d’art muséifiée : au regardeur de composer.
Hippolyte Bayard a, d’emblée, déclaré ouverte la grande mise en scène photographique. Sa composition morbide le désigne sans détour, elle est œuvre de l’esprit, décor et illusion. En photographiant les dispositifs de prises de vues d’une oeuvre d’art elle-même absente d’un décor dont elle est pourtant la raison d’être, Marina Gadonneix interroge avec finesse les conditions du « faire image ». Dénouement final, la position de Nicolas Giraud semble avoir été celle du grand détournement. Sa proposition, intitulée Décor et conçue pour l’exposition, intègre les oeuvres d’autres artistes, le communiqué de presse d’une exposition personnelle qui n’a pas été la sienne, et un très riche essai en vingt-trois points sur « L’envers de l’image » distribué pour lecture sous la forme d’un dépliant d’aide à la visite. L’artiste, par ailleurs critique et commissaire, a pris le parti de jouer sur l’envers de l’image en retournant un pan du décor de ce grand dispositif de présentation appelé exposition.
À l’envers, à l’endroit… à l’envers… à l’endroit… à l’endroit, à l’envers…
Exposition collective du 7 mai au 13 juillet 2014 au CPIF
Avec des œuvres de : Juliana Borinski, Delphine Burtin, Pascal Convert, Marina Gadonneix, Mark Geffriaud, Agnès Geoffray, Isabelle Giovacchini, Nicolas Giraud, Isabelle Le Minh, Mathieu Mercier, Aurélien Mole, Constance Nouvel, Silvana Reggiardo, Clare Strand, et Maxime Thieffine. La proposition de Nicolas Giraud intègre des oeuvres de Victor Kane, Ayako Kiyosawa et Charlotte Moth.
In Slash/Magazine, 2014
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