Entretien avec Valérie Mréjen



Plasticienne, écrivaine, cinéaste,... Valérie Mréjen passe d’une pratique à l’autre avec une finesse d’esprit exceptionnelle. Au coeur des différents moyens d’expression dont elle s’empare demeure cette touche sensible et percutante qui lui est propre, portée par une aptitude rare à conjuguer le singulier au pluriel, à parler à chacun comme à tous avec la même acuité. Elle présente actuellement de nouvelles oeuvres au sein d’une exposition personnelle à la galerie RueVisconti, à Paris, et signe avec Trois hommes verts sa première création au théâtre.

Ton exposition à la galerie RueVisconti s’intitule Est-ce qu’on remarquera mon absence ?. Peux-tu m’en dire plus sur la provenance de ce titre et sur ce qu’il signifie pour toi ?

Cette phrase est issue d’une vidéo de l’exposition dans laquelle un danseur, Laurent Pichaud, enfile vingt-cinq tee-shirts les uns sur les autres. Chaque tee-shirt comporte un message, une question que l’on se pose quand on va sortir mais qu’on hésite, que l’on a un peu la flemme, qu’on ne sait pas vraiment... Cela m’amusait d’aborder le rapport qu’on a aujourd’hui à l’image, au fait d’être de plus en plus présent, même en photographie. Quand on est écrivain ou plasticien il faut désormais que les gens connaissent votre visage. Il y a une mise en avant de la personne, qui doit accompagner physiquement son travail. C’était aussi un clin d’oeil inversé au « M’as-tu vue » de Sophie Calle. Je trouve qu’il y a précisément quelque chose de « m’as-tu vu » dans l’air du temps. Cela correspond peut-être à un moment de mon parcours où je m’interroge sur l’absence, la présence...

On retrouve des thèmes qui te sont chers dans les œuvres de l’exposition, comme le caractère très commun et tout à la fois profondément intime de certaines situations. La banalité de notre intimité est-elle forcément angoissante ?

Je pense que c’est à la fois angoissant et rassurant. C’est indissociable, à l’image des rapports que l’on peut avoir avec sa famille. Elle vous enveloppe mais vous enserre aussi un peu, vous étouffe... Mes oeuvres jouent là-dessus. Dans l’exposition, les images extraites de vieux catalogues Manufrance qui composent le diaporama Carrousel pourraient être les photos d’enfance de personnes de ma génération, voire les miennes. Mais ce sont des gens qui ont l’air de s’amuser, qui ont l’air d’être heureux. Ils en font trop, bien que cela ne soit pas si évident de distinguer le vrai du faux dans ces images qui sont des vues assez communes. C’est la trame de l’impression du catalogue qui trahit leur réel statut.

N’est-il pas aussi rassurant de penser que, grâce à cette banalité, la compréhension et le partage des expériences vécues sont possibles, par-delà leurs singularités ?

Oui, bien sûr. Par exemple, j’ai l’impression que les gens se reconnaissent dans la série de questions sur le fait de sortir ou non car ce sont des questions qu’on se pose tous. Mon travail consiste à essayer de trouver la formulation qui ne soit pas trop caractérisée.

Cherches-tu ainsi à favoriser l’identification du spectateur ?

Oui, je me mets à sa place. Si quelqu’un est trop singulier dans sa manière de jouer, le spectateur risque de ne pas rentrer dans l’histoire. La neutralité que je cherche est presque proportionnelle à la banalité et à la singularité des histoires. Il y a cette double polarité entre une forme de communauté – dans le sens où les histoires qui nous arrivent n’ont rien d’original, on peut les partager – et en même temps le fait que personne ne peut véritablement partager l’expérience de quelqu’un ! Les expériences sont uniques à l’échelle de la vie de chacun. La neutralité est pour moi ce qui arrive à lier ces deux éléments ensemble. Ce sont souvent des questions de dosage, cela peut vite tirer d’un côté ou de l’autre. Pour continuer à prendre l’exemple de Vraiment ?, la vidéo des tee-shirts, si j’avais clairement désigné que l’homme se demande si cela vaut la peine d’aller à un vernissage cela aurait focalisé sur un milieu alors que ce qui m’intéresse est l’état de la personne.

Plasticienne de formation, tu es aussi écrivaine, cinéaste... autant de pratiques auxquelles s’ajoute aujourd’hui la création d’une pièce de théâtre tous publics, Trois hommes verts. Qu’est-ce qui t’intéresse dans l’enfance ?

Je vis beaucoup avec mes souvenirs d’enfance, même si je ne voue pas une reconnaissance éternelle au milieu dans lequel j’ai grandi. J’ai eu besoin de m’en séparer pour vivre ma voie. Ce qui m’intéresse dans l’enfance est le rapport au langage. C’est un moment où l’on comprend intensivement les choses, mais sans pouvoir les formuler. Je pense que l’enfance reste liée à cet état particulier où l’on est encore sous l’emprise des adultes, où l’on comprend qui l’on est mais sans savoir encore comment le dire. De mon point de vue la liberté passe beaucoup par le fait d’apprendre à dire les choses, à formuler une pensée. Il y a certainement là quelque chose qui me ramène à l’importance de l’écriture, qui est pour moi une manière de prendre une sorte de revanche sur les événements.

Il a souvent été écrit que tu cherches à « explorer les possibilités du langage ». Cette exploration est-elle le point de départ de Trois hommes verts ?

Oui et non. Le point de départ a plutôt été le son, les bruitages. Le langage est bien présent, mais sous une forme inintelligible qui se rapproche plus d’un travail sur les sonorités et les mots déformés. Nous avons inventé collectivement une langue martienne sur le plateau. Ce sont des mots qu’on pourrait reconnaître, surtout à l’écrit, mais qui sont à chaque fois à la limite de l’intelligible, qui mélangent le français, le latin, l’hébreu, etc. C’est très en lien avec mon goût pour certains courants de la poésie sonore. Nous avons par exemple écouté la Ursonate de Kurt Schwitters. Nous nous sommes aussi inspirés de Charles Chaplin dans Les Temps modernes qui, en dansant, perd la manchette sur laquelle étaient inscrites les paroles de la chanson qu’il doit chanter en public, et improvise un vrai charabia.

Qu’est-ce que cette création théâtrale apporte de nouveau à ta pratique ?

L’importance du corps des comédiens. Beaucoup de choses passent dans leurs déplacements sur scène, dans la gestuelle que nous avons composée à partir de l’imagerie existante sur les martiens. Adèle Haenel, qui est la chef, utilise par exemple ses bras comme des antennes. Il y a ici une véritable incarnation dans l’espace, or jusqu’à présent dans mes vidéos les personnes étaient souvent cadrées serré, tout reposait sur la parole, le récit. J’accorde souvent plus d’importance à ce qui est raconté. Cela commence déjà à être différent dans la vidéo des tee-shirts, c’est un danseur, il fait un geste répétitif, très précis. C’est en rupture et à la fois un prolongement logique. Comme si j’avais eu du mal à m’approcher de la physicalité, et que c’est finalement une manière d’aller vers une forme qui la met davantage en valeur.

Tu as réellement expérimenté le travail en équipe avec En ville, ton long métrage écrit et réalisé avec Bertrand Schefer sorti en salle en 2011. Quelle est pour toi l’importance de la collaboration ? 

Collaborer avec des gens est pour moi très précieux, et ce de plus en plus. En répétition avec les comédiens, ça fuse ! On a plus d’idées ensemble, c’est plus vivant, plus drôle, plus stimulant ! C’est bénéfique. À la sortie de l’école j’ai souffert de travailler seule, d’être dans mon petit studio et de devoir puiser en moi-même idées et projets.

Et j’imagine que cela a dû être particulièrement le cas quand tu lisais l’annuaire !

Oui, c’était un travail de solitaire. Peut-être que ce passage par la lecture de l’annuaire a été une manière de m’emprisonner moi-même en me disant qu’il fallait sortir de cette prison. C’était une façon d’aller au bout d’une idée, qui était une idée folle, presque une performance, mais qui m’amusait beaucoup. J’ai commencé par lire l’annuaire de Paris, puis les annuaires d’autres régions. À chaque fois que je voyageais je rapportais un annuaire pour le lire. J’avais besoin de cette façon de travailler très obsessionnelle et contraignante pour me libérer.

Sais-tu de quoi tu cherchais à te libérer ?

Peut-être pas pour me libérer, mais plutôt pour m’approcher de l’écriture. Les premiers mots que j’ai assemblés étaient des noms découpés dans l’annuaire. Ce n’était pas mes propres mots, c’était une sorte de ready-made avec des noms trouvés. Finalement il fallait que la matière soit déjà là pour que je m’en empare.

In Slash/magazine num. 3, 2014

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Valérie Mréjen


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