Karthik Pandian



Né en 1981, Karthik Pandian vit et travaille à Los Angeles. Son travail a bénéficié dès 2010 d’une exposition personnelle au Whitney Museum of American Art (New York) et a été montré dans le cadre de plusieurs expositions collectives (dont, sous nos latitudes resserrées, La Triennale et Nouvelles Vagues au Palais de Tokyo, Film as Sculpture au Wiels, Bruxelles). Le centre d’art contemporain Bétonsalon présente actuellement sa première exposition personnelle en France, une exposition plus généreuse qu'il n’y paraît en premier lieu. Confessions intimes à décortiquer pas à pas avec, pour fil conducteur, un texte de l’artiste au sens volontiers énigmatique.

Au centre de l’espace scandé par deux larges cimaises, une table « faite d’un seul merisier américain » dissimule entre ses pieds un cerveau sculpté en bois de noyer. Point de rencontre de savoir-faire artisanaux (l’artiste a travaillé avec un ébéniste) et technologiques (le cerveau reproduit celui de l’artiste, à partir d’une image réalisée à des fins médicales), l’oeuvre confronte symboliquement deux récits puisés dans l’enfance de deux hommes illustres du XVIIIe siècle : George Washington et Jean-Jacques Rousseau. Après avoir abattu un des cerisiers de son père, le petit George ne peut faire autrement que d’avouer son méfait. « I cannot tell a lie » : l’anecdote apocryphe, connue de tous les américains, a construit le mythe d’un premier président des États-Unis viscéralement honnête. Contrepoint à cet épisode hagiographique, le recours au bois de noyer est, pour Karthik Pandian, l’écho d’un souvenir narré par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions ; entreprise littéraire entièrement basée, on s’en souvient, sur la promesse d’une honnêteté sans limites et d’une vérité sans fards. Dans le Livre premier de ses jeunes années, Rousseau se souvient en effet d’un ingénieux système d’irrigation échafaudé au profit d’une bouture de saule plantée en secret... mais au détriment du noyer de son tuteur. Une fois encore, la friponnerie enfantine est aussitôt découverte par l’adulte qui s’époumone en pulvérisant à coups de pioche le fragile aménagement : « Un aqueduc ! Un aqueduc ! ».

Est-ce l’invitation à exposer en France, ce vieux pays des Lumières, qui a donné l’idée à Karthik Pandian de rapprocher ces histoires où s’entremêlent nature et culture ? Évoquer l’honnêteté mythique de George Washington a évidemment valeur de dénonciation politique. De ce président au portrait devenu icône, fondateur omniprésent de la société américaine, l’artiste rappelle l’engagement pour le maintien de l’esclavage, et met en regard ce passé national avec son vécu dans la société américaine contemporaine. Ses propres « Confessions », couchées au marqueur blanc sur des panneaux vitrés et placardés, ont trait aux situations discriminatoires que sa peau « marron noisette » lui a values.

On s’assied à table pour mettre à plat ses idées comme on s’attable pour dîner, si un rapport imaginaire peut être tiré avec le film 16 mm muet intitulé Life after life réalisé par Karthik Pandian avec sa partenaire Paige K. Johnston : une main féminine présente un enchaînement de fruits et légumes qu’elle palpe, caresse, ouvre avec une gestuelle explicitement érotique. Parade d’humour pour vie sexuelle d’un autre type, offrandes juteuses au soleil qui baigne la scène de ses rayons.

On ne s’aperçoit pas immédiatement de l’attention portée à la lumière dans l’exposition, or elle la rythme certainement. Les baies vitrées, habituellement occultées, ont été dégagées. Tous les soirs, en un mystérieux rituel performatif, l’équipe retourne « sur le dos » A cherry table with a walnut brain et ferme les lieux en laissant les lumières allumées, « laissant émaner l’horreur ». À l’entrée, une petite forme a été creusée dans le sol en ciment brossé du centre d’art. Une petite forme de chapeau à larges bords similaire à celle révélée par l’imagerie médicale à la surface du cerveau de l’artiste. On imagine le geste primaire, l’acte exutoire, l’attention précise portée enfin à la netteté de la découpe. Irruption violente, imprévue, de la peur profondément intime et pourtant universellement comprise du couperet d’un diagnostique à venir.

In Slash/Magazine num. 3, 2014

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