Heidi Bucher


Centre culturel suisse, Paris, 2013


Le Centre culturel suisse présente jusqu’au 8 décembre 2013 la première exposition personnelle en France de l’artiste suisse allemande Heidi Bucher (1926-1993), participant ainsi d’un mouvement plus général de redécouverte de son travail après une éclipse totale de plusieurs années. On vient donc rue des Francs-Bourgeois sans rien connaître de l’oeuvre, mais la curiosité piquée au vif.

L’exposition se concentre sur un corpus d’œuvres et d’images – dites documentaires – lié au travail de moulage en latex mené par Heidi Bucher sur l’architecture intérieure et le mobilier de deux demeures familiales situées à Winterthur. Dans la salle centrale, on traverse circonspect les grandes empreintes suspendues des boiseries de la Herrenzimmer (1977-1978), la « chambre des maîtres » de la maison de ses parents. Une armoire, des chaises et le parquet semblent avoir subi un traitement similaire. Plus loin, plusieurs objets enveloppés, comme momifiés, évoquent les premiers empaquetages d’objets de Christo ou les objets « pansés » d’Erik Dietman. Un documentaire diffusé sur moniteur vidéo rend superbement compte du travail effectué dans toutes les pièces de la Ahnenhaus (1980-1982) ou « maison des ancêtres », celle des grands-parents. Le liquide blanchâtre d’origine végétale est appliqué au pinceau, en plusieurs couches, sur les espaces architecturaux au préalable recouverts de gazes. Une fois sèche, la « peau », d’un seul tenant par pièce, est arrachée. L’effort physique est évident et nécessite une aide extérieure. Dans le cas précis de la Ahnenhaus, certaines « peaux » sont emportées dans les airs par une grue puis remontées sur des armatures de fer dans les excavations d’un chantier. Présence fantomatique de ces pièces en négatif dont le vent agite les pans. L’ensemble paraît sous-tendu par un double processus d’embaumement et de mue, bascule de l’artiste oscillant entre le travail sur la mémoire des lieux de son enfance et son émancipation à l’arraché, extériorisation littérale de l’intime vers l’espace public. On s’interroge sur ce que, du passé familial, Heidi Bucher cherche à expurger ou, au contraire, à conserver. Si la surface est ce qui révèle ou bien dissimule l’essence des choses. On fait l’hypothèse que la peau est pour elle ce qu’il y a de plus profond et qu’en moulant les surfaces des murs de son enfance, Heidi Bucher capture les plis de la vie cachée dans les nervures des lambris. Et c’est avec ces questions en tête qu’on s’interroge sur la conservation de ces immenses peaux aujourd’hui pour le moins jaunies et racornies, vieillies. À quel point la tendance entropique de la matière visait-elle à être contenue ? Quelle est la part du mortifère dans ces écorces de latex dont l’apparence le dispute aujourd’hui à la relique ? L’artiste était-elle au fait de l’impermanence de son matériau ? Ce n’est pas ce qui est écrit, mais on se plaît, peut-être à tort, à l’imaginer.

En 1972, Heidi Bucher a 46 ans lorsqu’elle s’installe à Los Angeles avec son mari, lui-même artiste. Cette année-là, Womanhouse, première exposition d’art féministe, fait grand bruit. L’antiforme est en vogue. Conceptualisé en 1968 par Robert Morris dans les pages d’Artforum, ce mouvement conteste le caractère solide et pérenne de la sculpture au profit de la valorisation de la matière, de ses imperfections et de ses limites, en donnant la part belle au processus de création. Heidi Bucher devient proche de l’artiste Edward Kienholz. Les Bodyshells, des sculptures-vêtements en mousse qu’elle met en scène avec son mari lors de performances, sont exposées au LACMA et font la couverture de la revue Harper’s Bazaar. La période californienne est brève mais fondamentale dans l’évolution de son travail et essentielle à sa compréhension. C’est en 1973, dès son retour à Zurich, qu’elle développe ces œuvres fortes faisant appel au procédé de moulage en latex qui lui apportèrent une certaine reconnaissance de son vivant. Bien avant Gordon Matta-Clark et Ana Mendieta, dont les références sont convoquées dans le dossier de presse, on pense à Eva Hesse (1936-1970) qui mêle la fibre de verre et le latex dans une ultime série de pièces à suspendre (Contingent, 1969) ou, en creusant, à Robert Overby (1935-1993), dont le MoMA conserve le moulage architectural en latex North Hall Wall, Second Floor (1971). Espérons que cette découverte belle et sensible donnera suite à une nouvelle exposition qui, en élargissant le spectre à d’autres oeuvres de Heidi Bucher, permettra de relancer les questions que son travail soulève sur la mémoire des lieux, qu’elle soit personnelle ou collective, et d’approfondir la réflexion sur l’importance au sein de son oeuvre du performatif et du sculptural, de l’éphémère et du durable.

In Slash/Magazine, 2013

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