David Douard



Acceptez de pénétrer un écosystème autosuffisant qui n’attend rien de votre visite. Vous n’êtes qu’un point d’interrogation flottant au sein d’un organisme aux parois écarlates, témoin anecdotique d’une activité cérébrale ou digestive, d’un exercice vital au service duquel des « machines célibataires » s’ébranlent et des fluides s’écoulent. Encerclée par les lamelles verticales d’un store prototypé administration publique, une sculpture, siège mécanique affublé de petits sacs à dos rose, s’anime par soubresauts. Plusieurs fontaines à larges vasques en plastique filtrent de l’eau en circuit fermé. Autour, des mannequins gravides aux ventres facifiés, des bribes sonores et textuelles parachèvent un paysage émotionnel dont vous êtes pour le moins étranger. Mais les assises sont partout, généreuses, invites manifestes à rester plutôt que passer.

Il faut laisser aux impressions le temps d’aller pour ressentir combien le corps humain est au coeur de Mo’Swallow, l’exposition personnelle de David Douard au Palais de Tokyo. Ce titre à mâchonner lentement, né de la contraction des termes anglais « more » et « swallow », est un « avaler plus » déjà à moitié ingéré qui colle bien à une pratique intense dont le flux textuel serait la source. Les échos sensibles à formuler en retour sont nombreux, à commencer par le souvenir de cette proclamation de Tristan Tzara dans les Sept Manifestes Dada de 1924 : « La pensée se fait dans la bouche ». Douard, qui précise l’influence de la lecture d’Henri Michaux dans la genèse de son exposition, en a peut-être retenu certaines angoisses récurrentes relatives à l’avalement. Il y a aussi, à la surface d’oeuvres grattées, raturées, quelques lettrages qui affleurent et parfois se bousculent, télescopages qui, chez ce plasticien curieux du domaine poétique, renvoient aussi bien à la plastique lettriste qu’au cut-up burroughsien ou à la liberté Zaoum des futuristes russes.

Convoquer ainsi le système digestif semble avoir valeur de parabole, tant le processus créateur de David Douard repose sur la réappropriation de sources variées et leur patient amalgame en une forme expressivement chargée. Sa recherche esthétique est nourrie d’une curiosité à la fois indisciplinée et transdisciplinaire, par-delà toutes oppositions de principe entre des références relevant des sciences et techniques ou de croyances irrationnelles. Il en résulte du trouble dans l’oeuvre comme il y aurait du « trouble dans le genre », une indistinction appréciable car vivante, et non figée.

Deux emprunts extérieurs viennent par ailleurs articuler le propos de Mo’Swallow. Seul objet d’une dernière salle baignée d’une lumière soudainement chaude, une grande boîte de bois clair accueille le moulage en cire d’une poitrine féminine. Plutôt bien proportionnée, plutôt jeune et belle, la surface est indifférente aux dévorations cancéreuses dont sa propriétaire était porteuse. Ce n’est pas par l’aspect, mais directement par l’idée que la tumeur s’infiltre dans l’esprit. Déglutition. La maladie constitue depuis plusieurs années un leitmotiv de l’oeuvre de Douard. Ce qui transparaît derrière cette préoccupation, ce sont les idées de contagion, d’infiltration qui peuvent lui être associées, ainsi que des symptômes qui, en surface, viendraient trahir à la manière d’une perforation une activité interne non maîtrisée. Le corps est pris dans une succession de métamorphoses, de l’être porteur de vie à l’être rongé par la mort. Il a beaucoup été question de la vulnérabilité du vivant chez Tetsumi Kudo (1935-1990), dont une oeuvre est ici littéralement mise en boîte dans une construction en préfabriqués industriels. Avec Kudo, qui fut un des premiers artistes à préfigurer un « post-humanisme » où Homme et technologies seraient réunis dans une nouvelle culture, une filiation s’impose de fait. Placée en fin de parcours comme un ultime encouragement à l’immersion fictionnelle, son oeuvre semble être le cerveau agité duquel l’ensemble de l’exposition aurait essaimé.

In Slash/Magazine, 2014

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