Entretien avec Christophe Lemaitre



Tu es actif depuis plusieurs années en tant quartiste et commissaire, ces différents rôles tendant parfois à se confondre ou à se substituer lun à lautre. Comment comprendre ton rôle actuel au Cneai ?

Cela fait quelques années je crois que Sylvie Boulanger, la directrice du Cneai, avait en tête de partager la direction artistique du centre d’art avec un artiste. Depuis l’entame de la rénovation du lieu à Chatou, elle n’a eu de cesse de remettre en question le fonctionnement de l’institution et d’expérimenter sa mutualisation, rue Louise Weiss tout d’abord, puis sur l’île des Impressionnistes lors de la réouverture à l’Automne 2012. Concrètement, je partage le temps et les espaces du lieu avec Sylvie, depuis le mois de juin dernier et jusqu’à l’automne 2015. Ponctuellement, j’ai aussi le loisir d’influer et de m’impliquer sur des projets menés par le centre d’art, comme celui d’Imprimeur public. J’imagine que Sylvie a pensé à moi parce que nombre de mes précédents projets personnels se sont construits grâce et avec la complicité d’autres artistes : le point de départ de mon côté, ce fut Répétition dans l’épilogue, une exposition imprimée présentée à la galerie Lucile Corty en 2010 (avec Julien Audebert, Stuart Bailey, Éric Baudelaire, Ryan Gander, Mark Geffriaud, Mauricio Guillén, Aurélien Mole, Bernard Piffaretti). C’était une forme (un très grand poster offset couleur, recto-verso, plié en triangle) dont le fait de savoir si elle était produite en tant qu’artiste ou commissaire m’importait peu. En le dépliant, l’objet déroulait une séquence d’images comme un diaporama (quelque chose que l’on visite). Une fois déplié, le poster fonctionnait comme une seule grande image composée sur les deux côtés du papier légèrement transparent (quelque chose que l’on regarde). Au Cneai, cette année, La Monographie dun centre dart emprunte, au fur et à mesure et parfois simultanément, chacun des sept espaces d’exposition du bâtiment. C’est un projet monographique au sens de l’étude approfondie d’un sujet restreint. Ce sujet, ce serait le Cneai.

Avec La Monographie dun centre dart, tu développes une programmation au rythme propre au sein de linstitution qui taccueille. Les deux premiers temps de cette programmation, Le Livre de go et La longue image panoramique de la révolution dune œuvre, relèvent davantage du dispositif de production que de lexposition, ou du moins de lexposition pensée en tant que « simple » dispositif de monstration. Il ne sagit pas d’œuvres, mais de dispositifs participant à la création d’œuvres que tu entends ensuite exposer dans dautres lieux. Il ne sagit pas non plus de nouveaux projets, mais de lapprofondissement ou du développement de projets en cours. Le Livre de go fait suite au club desthétique que tu avais mis en place lors de ta résidence à la Jan van Eyck Academie (Maastricht) en 2012, tandis que La longue image panoramique de la révolution dune œuvre développe une idée esquissée avec Aurélien Mole lors de votre exposition chez Florence Loewy, en 2013.

Cette présentation à très grands traits laisse à penser que tu conçois ta pratique comme une pensée continue, presque une activité de recherches permanentes, laquelle se décline également sous forme d’écrits théoriques. Il serait tentant de te qualifier « dartiste-théoricien ». Est-ce un terme qui te convient ?

L’histoire de l’art a la mauvaise habitude de faire passer des récits pour de la théorie. Il faut s’éviter cette prétention. Néanmoins, j’aime à considérer l’art (c’est-à-dire le champ d’activité qui nous occupe, toi tout autant que moi) comme un sous-domaine de l’esthétique. Et puis, j’ai passé deux années de recherche à la Jan van Eyck Academie (les deux dernières années de l’ère Koen Brams), une expérience exigeante et profondément marquante. C’est la particularité de ce lieu même qui a donné naissance au Jan van Eyck go club, ce club d’esthétique se matérialisant sous la forme d’un club de go à l’intérieur d’un espace de l’Academie. Durant toute une année, avec la complicité de différents invités accueillis sur place, le projet a tenté d’écrire le jeu de go comme une allégorie de l’art. Cet effort a produit un livre, le premier Livre de go, qui est une sérigraphie fendue et repliée pour exister comme un livre, une sorte de livre peint. Le Livre de go prolonge et explore les réflexions abordées par le projet néerlandais : deux définitions différenciées des ‘formes’ au jeu de go, le concept de territoire, les processus morphogénétiques, l’idée du go comme une expérience perceptive plutôt que ludique. Ce livre sert désormais de préface au second Livre de go, qui devrait être réalisé l’année prochaine avec le Frans Masereel Centrum (Belgique) et présenté dans le cadre du Nouveau Festival, au Centre Pompidou. Donc oui, les projets s’étendent et se développent au long cours. C’est en effet également le cas pour les études vidéos réalisées avec Aurélien Mole à l’occasion de notre exposition Ronde sable chez Florence Loewy il y a un an. Ces courtes séquences capturaient à chaque fois la rotation de l’une de nos sculptures tournée à la main, sur un plateau, dans l’espace de la galerie quelques jours avant le vernissage. Elles sont le point de départ de La longue image panoramique de la révolution dune œuvre, un projet qui tente de parvenir à produire des photographies de la rotation de ces sculptures : la photographie reconstitue ici la totalité panoramique d’un objet dans une seule image. Il a donc fallu concevoir et produire une machine, une sorte de chariot motorisé sur lequel se trouve un plateau tournant couvert par une boîte, capable de nous aider à réaliser des slit-scans de sculptures. Au Cneai, cet appareil est partagé avec d’autres artistes (Pierre Paulin, Hélène Bertin, Mimosa Echard, Jean-Charles de Quillacq, Alexi Kukuljevic, Xavier Antin, Sarah Tritz, Clément Rodzielski, Luca Francesconi, Aurélien Mole) pour constituer, au fil des quatre mois d’occupation de la salle du centre d’art, un ensemble de photographies destiné à exister ailleurs, plus tard.

La création comme la réception de tes œuvres sont des expériences fondamentalement inscrites dans la durée. La logique processuelle qui sous-tend ton travail se fixe dans la matière même grâce, dune part, à cette structure qui permettra de filmer un panorama du Livre de go et, dautre part, au dispositif de prise de vue photographique en slit-scan visant à capturer en une image la rotation dune œuvre. Ces deux dispositifs, qui permettent de faire œuvre mais nen sont pas, sont-ils voués à disparaître ?

Sans doute, oui. Mais cela ne veut pas dire que je les considère avec moins d’attention. Le Jan van Eyck go club avait été détruit lui aussi. L’anneau renversé du Livre de go, au Cneai, c’est la tentative d’adaptation du livre éponyme. Réaliser l’adaptation (comme lorsque l’on parle d’une adaptation cinématographique), cela passait par la construction d’un dispositif éphémère. J’aimais assez l’idée qu’il faille fabriquer un objet qui soit l’adaptation en elle-même, c’est-à-dire la transition entre deux formes, le livre et le film. Pour le cas qui nous intéresse ici, cet outil est d’ailleurs un échec. Nous ne parvenons pas à trouver une solution technique abordable financièrement qui permette de produire le plan-séquence prévu. Cela fait partie du jeu. Concernant La longue image, la chambre noire (la salle du centre d’art) et ce chariot qu’elle contient forment ensemble temporairement un dispositif photographique qui autorise donc la réalisation sur place de slit-scans de sculptures : des formes, des images, des sculptures sont mises en rotation. Elles sont éclairées depuis l’intérieur de la boîte qui couvre le plateau tournant. Un cache percé d’une fente très fine laisse simplement passer un trait lumineux vertical vers l’extérieur. De l’extérieur, on utilise un appareil dont l’obturateur reste ouvert pendant le déplacement du chariot devant nous, tandis que le plateau tourne à l’intérieur. L’image produite n’est jamais vécue ni perçue pendant la prise de vue dans la pièce. Elle n’existe que dans l’appareil, après que l’obturateur se soit refermé. Ce à quoi s’essaient ces deux premiers projets, c’est synthétiser les expositions.

Jaimerais en savoir plus sur lexpérience du Jan van Eyck go club et sur ton approche des « formes » que le jeu de go génère. Quest-ce, très simplement, que le jeu de go ? Et en quoi peut-on le comprendre comme un « processus morphogénétique » ?

Le go est généralement présenté comme l’un des plus anciens jeu de stratégie combinatoire abstrait (de plusieurs siècles à plusieurs millénaires avant J-C). Le principe est d’opposer deux joueurs pour le partage des territoires d’un plateau : le vainqueur est celui qui a développé les plus larges territoires possibles, à l’aide de pierres déposées sur les intersections de la grille du plateau pour dessiner des groupes clos. C’est aujourd’hui un sujet d’étude dans les universités parmi les groupes de recherche s’intéressant à l’intelligence artificielle, car le go est le dernier jeu qui résiste à l’ordinateur, contrairement aux échecs. La raison principale est que le go fait appel à ce que l’on appelle des « formes ». À l’entame d’une partie, ce que l’on appelle une forme c’est simplement la relation spatiale entretenue par deux, trois ou quatre pierres (qui peuvent être de même couleur ou non), une Gestalt. Puis, lorsqu’au fur et à mesure les figures se développent, s’organisent sur le plateau, et que les pierres se connectent de proche en proche pour constituer des chaînes, la définition des formes évolue : considérer la forme d’un groupe de pierres (de même couleur), c’est désormais évaluer ses caractéristiques qualitatives permettant de prédire si ce groupe est vivant, avec ou sans condition, ou déjà mort. Sans rentrer dans les détails, un groupe vivant est un groupe qui a réussi à produire deux « yeux », c’est-à-dire deux intersections vides inattaquables à l’intérieur de son périmètre : deux orbites. Au jeu de go, l’évolution et la croissance des formes a donc pour but de produire des groupes complexes vivants, les plus étendus possibles. Au départ de formes élémentaires, le jeu s’auto-organise, grâce à l’interaction entre les deux joueurs, pour produire des formes complexes : du global au particulier, du simple à l’élaboré, d’une définition des formes à l’autre. Les formes grandissent comme des plantes sur le plateau. Tout nous autorisait donc, avec la venue du chercheur Olivier Cochet pour une conférence sur le sujet au Jan van Eyck go club, à envisager le go comme un processus morphogénétique : c’est-à-dire la modélisation du développement des formes et des structures caractéristiques d’une espèce vivante. L’anecdote raconte parfois que le Jeu de la vie de John H. Conway, le plus célèbre automate cellulaire, fut tout d’abord expérimenté sur un plateau de go. Le jeu de Conway est un ensemble de règles fixes déterminant l’évolution possible d’un système vivant, un système cellulaire, et qui s’étend sur une grille. Il date du tout début des années 1970.

Une partie de go soulève donc, à te lire, des questions de vie ou de mort pour des objets inanimés. Avec ton projet le plus récent, La vie et la mort des œuvres dart, comme, peut-être, à travers le désir que tu as exprimé de « synthétiser les expositions », tu sembles en prise avec un questionnement fondamental sur ce qui a été mais nest plus, sur les limites à poser entre le commencement et la fin dune expérience, et les changements de statuts qui peuvent en découler. Quelle est la genèse de La vie et la mort des œuvres dart ? Et quest-ce quune « relique d’œuvre » ?

La vie et la mort des œuvres dart a débuté il y a deux ans avec la découverte de la collection de reliques constituée au fil des années par le restaurateur Benoit Dagron : les semences retirées d’une toile de Fernand Léger, des drapeaux de Buren, les fils de mobile de Calder, des châssis signés par De Staël… Ce sont des reliques au sens où il s’agit de fragments qui ont traversé l’existence d’objets dont le statut était d’être des œuvres d’art. Ce sont donc des objets qui furent des œuvres d’art et qui ne le sont plus. Mais le terme « relique » n’est qu’un archétype parmi d’autres pour ce type d’objets. Justement La vie et la mort des œuvres dart tente d’esquisser quelques contours théoriques possibles permettant d’évoquer ce que sont désormais ces objets, ceux de la collection de Benoit Dagron et ceux rapportés par les différents invités à ce projet (le Salvage art institute, Gregory Buchert, Alexis Guillier, le Bureau/, Paul-Hervé Parsy) : souvenir, faux (hyper-restauration), échantillon, fétiche, relique définitive ou non-définitive, archéologie… L’œuvre d’art n’est jamais que l’état de phase particulier d’un objet. Un état de phase qui excède généralement, dans le domaine des objets conservés par l’histoire de l’art, la durée de vie humaine.

À quoi sera confronté le visiteur de La vie et la mort des œuvres dart ? Sagit-il dune exposition temporaire de morceaux d’œuvres devenues « reliques », « souvenirs » ou « fétiches » ? Jimagine que tu as dû te poser des questions du type : comment rendre compte de la diversité typologique de ces objets qui ne sont plus des œuvres ? Comment « faire penser » une exposition dont le projet touche à lontologie même de l’œuvre dart ? Comment rendre compte des récits dont chaque « morceau » est le témoin ?

Au départ il s’agissait d’un projet de table ronde (au sens propre et figuré), car les artefacts en question se confondent en effet avec les récits que l’on peut en faire. Peut-être une table ronde d’objets d’ailleurs, sans humain. Pour différentes raisons, cela n’a pas pu se mettre en place. Au Cneai, les objets sont dispersés sur des châssis en tube plié (de Camille Platevoet et Arnaud Daffos) qui permettent de faire flotter l’exposition. À vrai dire cela va dans le sens du projet global développé au Cneai, où l’on ne touchera les murs pour la première fois qu’à la quatrième exposition (en décembre). L’un après l’autre, chaque projet se dilate un peu plus dans l’espace. Cela va obliger à penser comment réaliser une exposition qui traverse physiquement les murs du centre d’art au printemps prochain j’imagine, tant mieux.

La vie et la mort des œuvres dart est une exposition qui se raconte ; elle établit d’ailleurs son projet (toujours en cours et à venir) sur le désir de rassembler et collecter les histoires associées à ces formes qui furent des œuvres d’art et ne le sont plus. Il est probable que la médiation ne s’effectue qu’à l’oral, à l’occasion de différents rendez-vous. Le projet d’un catalogue imprimé sur papier thermique reste un souhait. Dans l’exposition, tu trouves par exemple un cas qui justifie à lui seul, je crois, l’intérêt de réaliser ce projet : il s’agit d’une encre qui fut un Giacometti (proposée pour l’exposition par le Salvage art institute, cet objet est emprunté temporairement à AXA). AXA Art France en est devenu détenteur lorsque, après un dégat des eaux, le propriétaire fut dédommagé pour cette œuvre considérée dès lors comme non restaurable. L’assureur déclare alors ce type d’objets en état de « total loss », et de valeur négative. En fait, c’est simplement que le coût de restauration excède le bénéfice qui pourrait être réalisé lors d’une hypothétique revente. L’objet est retiré de la circulation mais il n’est pas forcément détruit, et les raisons sont plus floues (ces œuvres endommagées décorent généralement les bureaux des assureurs. Et à l’inverse il existe des collectionneurs qui ne sont à la recherche que d’œuvres endommagées, comme ce collectionneur américain d’œuvres victimes de l’ouragan Katrina). On peut imaginer que la valeur d’échange ré-excède un jour le coût d’une restauration (soit parce que la côte de l’artiste a grimpé, soit parce que les techniques de restauration ont évolué ou bien coûtent moins cher). C’est ainsi la valeur potentielle d’un objet virtuel qui est préservée, et dont l’assureur pourrait être le seul bénéficiaire. C’est une relique non-définitive (dans l’attente que l’assureur trouve les moyens d’en ressusciter la plus-value).

La vie et la mort des œuvres d’art semble ouvrir un territoire de réflexion illimité. As-tu posé des limites à ton approche ? Par exemple, te limites-tu aux œuvres dont il reste forcément un élément physique ? Que penser des œuvres, par définition fragiles, qui ont été conçues pour Internet ? Faut-il se faire à lidée de leur impermanence ?

En réalité dès les débuts du net art il y a plus de dix ans, les questions de conservation des œuvres étaient prises en compte, par exemple par rhizome.org qui demandait l’autorisation aux artistes, dont ils intégraient une œuvre au sein de leur collection en ligne, de mettre à jour leur code année après année pour en préserver la compatibilité. Du côté de l’obsolescence matérielle et technologique, cela fait bien sûr partie du travail d’un restaurateur/conservateur d’être équipé en supports et lecteurs de toutes sortes, pour être toujours en mesure de jouer les œuvres vidéos et informatiques. Évidemment l’industrie contemporaine opère à court terme, c’est-à-dire en décalage absolu avec la durée de vie supposée d’une œuvre d’art. Il y a par exemple cette histoire que l’on m’a racontée selon laquelle il a fallu produire à nouveau, je ne sais pas à quelle occasion, une œuvre de Dan Flavin disparue ou détériorée. Malheureusement, les tubes industriels utilisés par l’artiste à l’origine n’existaient plus et la décision fut prise de demander à un artisan de souffler des contenants identiques en verre pour refaire la pièce. C’est un geste très beau. La question de savoir si le matériel technique qui constitue une œuvre est l’œuvre elle-même n’est pas anodine, tout du moins pour la douane. Comme un écho lointain au procès Brancusi contre États-Unis, il est arrivé en 2006 que des œuvres de Dan Flavin et Bill Viola soient interceptées démantelées (pour le transport) par la douane anglaise. Ces éléments techniques dépareillés étaient, en tant que tels, susceptibles d’être taxés fortement, et deux procès ont fait suite pour déterminer si, en l’état, il s’agissait bien déjà d’une œuvre ou de simples composants matériels (s’opposent ici pour le législateur l’usage et la nature des biens).

Ronde sable, lexposition réalisée avec Aurélien Mole chez Florence Loewy en 2013, présentait en un dialogue subtil ces études vidéos rendant compte de la réalité physique de bandes de papier manipulés manuellement et une collection dobjets « intouchables », soient des objets ready-made qui auraient pu être utilisés dans lespace dexposition sans être touchés. Peux-tu nous parler du développement donné à cette collection au Cneai ? As-tu invité des artistes à produire des œuvres dans ce sens ? Et, plus généralement, serais-tu daccord pour dire quune part de ta pratique se développe à partir de différentes collections structurées didées, dimages et dobjets ?

Chez Florence Loewy, toute l’exposition procédait d’œuvres complémentaires, un geste en nécessitant un autre. Aurélien souhaitait basculer des cadres à quatre-vingt-dix degrés pour s’en servir de tablettes. Je lui ai proposé dans ce cas de poser sur ces tablettes des objets que l’on utilise sans les toucher, c’est-à-dire des objets qui, dans l’espace symbolique d’une exposition, partagent le régime d’existence conventionnel des œuvres d’art (ces formes que l’on utilise et éprouve également sans les toucher) : une tirelire, un cendrier, un miroir, un pot à crayons, auxquels s’ajoutent aujourd’hui un baguier, un pique-fleurs. Comme je ne détenais pas particulièrement d’objets de ce type, ce fut le début d’une collection, soit en chinant, soit en les faisant fabriquer. Tous ces objets restaient parfaitement utilisables au sein de l’exposition. D’ailleurs, il y a toujours quelques pièces de monnaie dans la tirelire.

Cette collection m’évoque désormais les objets inutiles de René Daumal dans La Grande Beuverie (1938). Daumal raconte la fabrication de ces objets qui peuplent d’anciens palais désaffectés et qu’une grande foule vient adorer les jeudis et les dimanches sans savoir pourquoi. Parce qu’ils sont inutiles, on ne les utilise pas. Et parce qu’on ne les utilise pas, ils ne s’usent pas. Comme ils ne s’usent pas, ils durent longtemps. Bref. Au Cneai, la quatrième exposition se constitue en effet autour de cette collection. J’ai invité quelques artistes à compléter ce groupe d’objets pour l’occasion, temporairement : un porte-manteau de Marc-Camille Chaimovicz, une sculpture (cale porte) de Jean-Charles de Quillacq, des prises électriques de Jean-Pascal Flavien. Néanmoins je ne sais pas si je peux affirmer que mon travail s’alimente d’habitudes de collectionneur, j’ai trop d’admiration et de respect pour certains artistes comme Pierre Leguillon, Documentation Céline Duval, Alexis Guillier ou Sébastien Rémy qui travaillent de cette manière bien plus précisément. C’est peut-être un peu plus le cas avec la revue Postdocument (postdocument.net) dont je partage les bons soins depuis 2010. Simplement, je n’ai pas d’atelier, et pas de pratique d’atelier à ce jour ; ainsi, si mon travail collecte et révèle quelque chose au fur et à mesure, ce sont plutôt les conditions et les supports qui l’accueillent. Et si c’est une manière d’enregistrer une toute petite partie de histoire de l’art collective en train de se faire, cela me convient.

In Slash/Magazine, 2014

Christophe Lemaitre


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