Entretien avec Mathieu Copeland



Depuis 2004, Mathieu Copeland développe une réflexion curatoriale remarquée et identifiée. Invité par Marta Gili à s’emparer de la 6e édition de la programmation Satellite du Jeu de Paume, il articule pour l’occasion un double cycle de quatre expositions et de quatre publications qui sont, à l’image de sa démarche, ambitieuses et référencées. Rencontre autour des deux premiers mouvements d’une suite bien orchestrée.

Pouvez-vous présenter en quelques mots la Suite pour exposition(s) et publication(s) que vous proposez dans le cadre de la programmation Satellite du Jeu de Paume ?

En tant que faiseur d’exposition, il s’agit toujours de prendre le format dicté ou imposé par une invitation et d’envisager dans quelles mesures on peut le conduire sur des terrains autres que ceux sur lesquels on nous attendrait. Plutôt que de penser une exposition après l’autre, ce qui m’importait était de faire découler de cette invitation la continuité d’une série sur une durée d’environ un an. De plus, l’invitation de la programmation Satellite est double puisqu’il y a des expositions et des publications. Les quatre publications de cette Suite ne sont pas les catalogues des expositions mais des publications en tant que telles. L’ensemble se retrouve autour d’un désir commun qui est cette idée du mot, de l’écriture dans ce qu’elle a de plus vaste.

Votre approche est motivée par une réflexion sur la forme même de l’exposition, que vous assimilez à un matériau à modeler. Que cherchez-vous à faire émerger ?

Il est vrai que ma question est celle de l’exposition : quels en sont les tenants et les aboutissants, mais surtout quelles en sont les limites et jusqu’où peut-on les pousser. Est-ce que l’exposition est un matériau ? Oui et non. C’est un matériau abstrait, un matériau de pensée, mais une exposition n’existe que par les œuvres qui la composent. Elle est à la fois tenante et en écho. Je considère depuis toujours qu’une exposition est une structure abstraite qui permet la genèse et l’existence des œuvres, qui leur donne une teneur, une matérialité. En retour, les œuvres permettent à l’exposition d’être. Il y a cette idée de formation : cela devient autant que cela est.

Chacune des quatre expositions de cette programmation peut-elle être vue de façon autonome ?

Oui, absolument. Les deux premières expositions ont tout de même la particularité d’être connexes et simultanées, cela m’intéresse qu’elles soient lues en parallèle. J’ai souhaité jouer de leur simultanéité avec un lien formel direct articulé autour de deux œuvres d’Idris Khan, l’une étant au Jeu de Paume et l’autre à la Maison d’Art Bernard Anthonioz de Nogent-sur-Marne. J’utilise beaucoup un mot qui est tout simple, c’est « en écho ».

Vous avez cette jolie formule : « Utiliser l’institution comme chambre d’écho ».

C’est vraiment le cas ! Non seulement ça est, mais ça sert de. À partir de là, on peut vraiment faire résonner, ou au contraire jouer de cette résonance, l’empêcher.

Le grand titre de la programmation joue sur la connotation musicale du terme « suite ». L’exposition se forme-t-elle également en creux, dans les silences et les écarts ?

Cela m’amuse de jouer avec cette connotation musicale, même si utiliser ce terme est maniéré et quelque part très baroque. Je considère que les temps morts ne sont pas des pauses complémentaires, mais des pauses qui scindent chacun des « mouvements » de manière efficace pour leur donner un carcan.

Penser l’exposition comme une partition implique un déroulement dans la durée. En quoi le temps est-il pour vous une dimension fondamentale de la forme exposition ?

Je considère qu’une exposition est définie par son temps, à la fois le temps qu’elle prend et le temps qu’on lui donne en tant que spectateur. Ce qui, pour moi, est particulièrement intéressant à penser et à travailler est de constater que ce qui t’est avant tout donné en tant que commissaire d’exposition est un temps : tu as deux semaines, deux mois... dans un calendrier. Tout part du temps donné, plutôt que des espaces donnés.

J’ai commencé à développer cette pensée de l’exposition autour de la notion du temps avec une de mes premières expositions, le Centre d’art expatrié (2004). Le projet était de se saisir des temps morts d’une institution : ces temps sans exposition allaient être les moments où je chercherai à faire exposition. J’ai invité une dizaine d’artistes à penser chacun une pièce, sachant que le principe de l’exposition était que l’espace pouvait être n’importe lequel, toujours changeant, mais que le temps serait toujours fixe.

Avec Soundtrack for an exhibition au MAC de Lyon en 2006, j’ai décidé que l’exposition allait durer trois mois et demi, soit plus de temps que le temps qui m’était donné. La bande son couvrait la période de montage, les autres expositions du musée. J’utilisais à nouveau le musée comme boîte émetteur, puisque la bande son était également diffusée à l’extérieur. C’était du 24/24, 7/7 pendant 96 jours. La seule demande formulée à Susan Stenger, la compositrice, était que la bande son ne devait se répéter à aucun moment ! Ce qui m’intéressait, et c’est d’ailleurs une des bases du son et de la possibilité de la parole orale, était qu’une redéfinition constante ait lieu.

Avec Une exposition (du) sensible à La Synagogue de Delme en 2010, il s’agissait de revenir sur la question même du centre d’art, en le prenant dans le sens littéral d’un centre à partir duquel on diffuse une périphérie. J’ai invité le poète Kenneth Goldsmith à refaire une pièce radiophonique d’une vingtaine d’heures de lui lisant Wittgenstein en allemand, soit dans une langue qu’il ne connaît pas, ce qui devient une poésie concrète magnifique. En divisant la pièce et grâce à plusieurs radio partenaires, la diffusion de la pièce a duré pratiquement un an, composant l’écho d’une exposition qui a eu lieu et dont la réalité demeure.

Dans le cas d’Une exposition parlée au Jeu de Paume, le temps s’étire avec les « rétrospectives parlées » présentées sur la mezzanine... Les écouter entièrement nécessite presque 3h ! Pouvez-vous nous parler de ces « rétrospectives parlées » auxquelles vous travaillez depuis 2006 ?

Ce qui m’intéresse est d’inviter des artistes dont l’œuvre est l’œuvre de l’éphémère par excellence, et de revenir au document premier, la mémoire, par le matériau premier, la voix. Je donne la parole à un artiste, qui se sert du temps qu’il veut. Ce n’est pas une commande, une analyse de texte ou d’image que l’artiste se fait de lui-même, c’est un accompagnement autour d’un cheminement qui se fait par l’histoire, et par l’écoute, et par la pensée.

Les « rétrospectives parlées » nécessitent du temps. Tu peux en avoir une bribe, mais si tu veux t’engager cela demande du temps, une écoute. C’est pour cette raison que la mezzanine est peinte en noir. Il n’y a aucune distraction, c’est vraiment puritain ! Cet appel à la méditation permet d’insister sur la matérialité de la voix, la matérialité de l’écoute qui donne autant la matérialité à l’exposition, à la rétrospective, mais aussi à l’expérience que l’on en fait.

Est-ce que cette recherche autour d’une forme idéale de rétrospective peut signifier que certaines œuvres sont irréductibles à leur exposition ?

Non, heureusement ! Considérons Gustav Metzger : son œuvre aurait disparu, il n’y aurait plus que le mythe. On peut certes reprendre la partition, qui est de projeter de l’acide sur du nylon, mais c’est une reconstruction. D’ailleurs lui-même ne veut plus refaire ses « lectures démonstrations ». Il y a donc effectivement ce vrai problème : Où est la réalité de l’œuvre, s’inscrit-elle dans son image ou dans sa pensée ? Qu’arrive-t-il une fois l’exposition passée ?

L’œuvre n’existe-t-elle que par son exposition ? Dans l’exposition de Gustav Metzger que je viens de réaliser au MAC de Lyon, l’exposition fait œuvre et l’œuvre fait exposition.

Comment encourager l’engagement du visiteur ?

Le titre est une donnée fondamentale. Je cherche à ce que le programme se dévoile en son sein. Ainsi je pense qu’il est assez aisé, dès lors que l’on se saisit d’un objet qui s’appelle Une exposition à être lue, d’avoir le désir de mettre en action cette lecture. Je pense qu’il y a là une incitation. Dans le cas d’Une exposition sans textes, le titre a en revanche tout faux. Il n’y a que du texte, et partout. Même le texte qu’on peut vouloir, d’un parti pris formel, rendre illisible, est très lisible. C’est ce qui est intéressant : de quel texte est-il question ? Prenons l’exemple d’une œuvre de Jacques Villeglé : la lecture que nous en avons est un texte, le seul vrai texte est peut-être même celui de l’expérience. Il y a la chape de l’histoire.

Aborder l’exposition comme vous le faîtes par le mot laisse présager une approche essentiellement intellectuelle. Or, la corporalité est une dimension importante de votre travail. De la corporalité des danseurs d’Une exposition chorégraphiée (Ferme du Buisson, 2008) à la corporalité du visiteur qui lit, qui écoute. Ces dispositifs ont-ils comme ligne d’horizon la volonté de faire vivre une expérience particulière au visiteur ?

Il n’y a pas cette prétention de vouloir faire vivre un moment unique, mais il y a le désir de travailler l’unicité et l’expérience. Non que je crée une expérience unique, mais au contraire qu’elle soit celle de celui qui la vit, qu’il s’agisse de l’unicité de celui qui vit, qui entend. Avec Une exposition chorégraphiée, il y avait la volonté que la chorégraphie proposée soit au même niveau que la marche du spectateur qui en fait l’expérience. Avec la programmation Satellite, il y a de nouveau une chorégraphie du spectateur qui oscille entre plusieurs expositions, et ce triangle qui se forme entre commissaire, spectateur et artiste, avec l’œuvre au centre. C’est aussi cela qui est beau, la manière dont l’œuvre est tirée vers l’un ou vers l’autre bord, mais il n’y a pas cette volonté unique de l’activation et de la participation, qui est pourtant très importante.

Dans le cas d’Une exposition à être lue – à la fois présente dans Une exposition parlée au Jeu de Paume et dans Une exposition sans textes à Nogent – est-ce forcément le visiteur qui « fait » l’exposition, comme on a pu dire que « le regardeur fait l’œuvre » ?

On peut se poser la question d’où se situe l’exposition. On peut prendre le livre et ne pas le lire sur place mais chez soi. La réalité de l’exposition dans la bibliothèque dans laquelle elle finit est aussi importante. Cela a pour moi le même temps, la même réalité, l’exposition « est » quand même, elle est au travers du livre.  Certes il y a l’écho qui peut être donné par un lieu, et bien sûr l’écho des œuvres entre elles. L’architecture qui se dessine est unique au lieu et ne peut être reproduite.

C’est le volume 4 d’Une exposition à être lue. Peut-elle être augmentée à l’infini ?

Elle pourrait, mais la dernière phrase de la pièce de Cally Spooner sur laquelle le volume s’achève appelle un temps de latence. Cette artiste est le fil conducteur de toutes ces expositions à être lues, et sa pièce pourrait en être le paratexte.

Comment pensez-vous sa contextualisation selon les lieux d’exposition et selon les différentes contraintes institutionnelles ? Est-ce que vous en jouez, cherchez-vous à les déjouer ?

Elle découle du travail même de ces contraintes. Au Jeu de Paume, la force de la descente d’escaliers qui sert de cadre à la programmation Satellite est qu’elle est littéralement une chambre d’écho ! Grâce au travail des volumes qui a été effectué, les voix se diffusent dans l’espace. Cela m’excite grandement, car un lieu donné n’est finalement qu’une bribe d’une possibilité qui t’est offerte. Le Jeu de Paume a par ailleurs une histoire en tant que lieu de l’image. C’est très intéressant pour moi qui ne fais pas des expositions d’images ! Dans le cas d’une rétrospective parlée, la seule image qui « est » est l’image mentale que l’on s’en fait. Oui, tu joues, tu déjoues, tu actives,... Est-ce que je travaille contre l’institution ? Oui, mais tout contre...

In Slash/Magazine, 2014

Mathieu Copeland


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