.... Et Flux fit ?
Fiat Flux : la nébuleuse Fluxus 1962-1978
Musée d’art moderne de Saint-Étienne, 27 octobre 2012 – 27 janvier 2013
Le Musée d’art moderne de Saint-Étienne présente Fiat Flux : la nébuleuse Fluxus 1962-1978, une exposition anniversaire labellisée « d’intérêt national » par le ministère de la Culture et de la Communication. Or, la célébration muséale du cinquantenaire de ce non-mouvement – le terme de « nébuleuse » constitue une adroite botte en touche – soulève plusieurs problèmes d’ordre théorique et pratique. Pratique, car les artistes affiliés à Fluxus ont pris soin de dynamiter allégrement les frontières instituées entre différentes formes d’expression – musique, théâtre, poésie, arts visuels – au profit d’une interdisciplinarité ludique. Comment, donc, rendre compte a posteriori des multiples actions, events, concerts qui eurent lieu au rythme des festivals ? Comment exposer quand, pour certains, le résultat final importait bien moins que le processus de création ? Pratique toujours, car il s’agit souvent d’œuvres multi sensorielles sollicitant la participation active des publics, ce que le musée est contraint de nier dans un souci évident de conservation. Théorique bien sûr, car Fluxus rejoue radicalement la notion d’œuvre d’art, le statut de l’exposition et le rôle de l’institution. Les limites en sont considérablement élargies. Ainsi, si un point commun rassemble les différents protagonistes de Fluxus, c’est bien leur constante recherche de l’interpénétration de l’art et de la vie.
À Saint-Étienne, le visiteur est sagement accueilli dans une salle dédiée à la mise en perspective historique de Fluxus grâce à une frise chronologique murale émaillée de documents. Dans une approche plutôt didactique, le sujet de l’exposition est encadré de deux dates butoir et indexé sur la figure de l’inventeur de l’appellation « Fluxus », George Maciunas. En exil en Europe à la suite de la faillite de sa galerie new-yorkaise, Maciunas organise en septembre 1962 le Fluxus Internationale Festspiele Neuester Musik (Festival international Fluxus de la très nouvelle musique) au Musée des Beaux-Arts de Wiesbaden (ex-RFA). Considéré comme l’acte de naissance historique de Fluxus, ce premier festival – auquel participent entre autres artistes Nam June Paik, Wolf Vostell, Benjamin Patterson et Dick Higgins – inaugure une tournée européenne qui s’achèvera en 1963 lors du retour de Maciunas à New York. Dans l’exposition, les nombreuses Fluxboxes présentées dans des salles thématiques témoignent de l’objectif de production en série que Maciunas poursuit dès lors, avec l’espoir d’assurer leur distribution via l’ouverture de boutiques, les Fluxshops, et la mise en place d’un système de vente par correspondance.
Tandis qu’à New York les activités Fluxus s’identifient pour partie à George Maciunas jusqu’à sa disparition en 1978, l’esprit Fluxus évolue en Europe sous la forme de nombreuses initiatives individuelles. Fiat Flux en rend notamment compte à travers la présentation de plusieurs œuvres de Ben Vautier et de Robert Filliou, dont les collections du musée sont particulièrement dotées. Ce parcours sous la lumière crue des néons s’achève avec éclat dans les salles centrales par deux grands ensembles monographiques issus de deux collections privées. À travers eux, c’est le monde moderne industriel qui semble soudainement faire irruption. À l’occasion rare de découvrir en quelques mouvements plus d’une quinzaine d’œuvres d’art vidéo de Nam June Paik s’ajoute la présence magistrale de l’installation Fandango (1975) de Wolf Vostell. Composée d’une trentaine de portières de voitures que des marteaux activés par la pression exercée sur un bouton au sol viennent mécaniquement frapper, elle fait brutalement sourdre une violence fascinatoire au cœur du musée.
Une nébuleuse est un corps céleste aux contours imprécis, un amas diffus qu’on imagine volontiers mouvant et rétif à toute datation absolue. Le terme sied à merveille à Fluxus qui, en un sens, existait avant que Maciunas ne le formalise. À rebours de cet état de fait, la célébration du cinquantenaire du festival inaugural de Wiesbaden semble conduire à sous-estimer l’importance de pratiques individuelles antérieures à 1962. Outre les références incontournables que sont Dada et Duchamp, l’enseignement du compositeur John Cage fut absolument déterminant dans l’émergence de Fluxus. Sa naissance lors d’un festival de musique secoué par le renvoi de violonistes professionnels et l’action répétée du désossement d’un piano le rappelle précisément : Fluxus est issu du giron de la musique contemporaine. Située à la fin du parcours de l’exposition stéphanoise, la salle consacrée à cette thématique aurait de fait mérité un tout autre développement. Par ailleurs, la prééminence donnée à la figure de George Maciunas dans l’exposition suscite quelques réserves. Agissant en tant que chef de file autoproclamé, Maciunas a longtemps mis à contribution ses ressources financières et ses compétences organisationnelles pour fédérer une communauté d’esprit. Il n’en a pas moins été contesté, et les protagonistes affiliés à Fluxus ont, dès l’origine, témoigné de grandes différences de sensibilité et de visées. Ainsi Paik et Vostell, ici particulièrement à l’honneur, participèrent au festival de Wiesbaden, mais le premier signifia son retrait de l’administration Fluxus dès son incursion sur le terrain de l’art vidéo en 1964 et le second multiplia dès l’origine les désaccords avec Maciunas. Plus largement, la radicalisation politique de ce dernier, appelant à la dissolution totale de l’art dans la vie, fut peu suivie et provoqua une rupture significative dès 1965.
Sans avoir les réels moyens d’une rétrospective, Fiat Flux : la nébuleuse Fluxus 1962-1978 a pour grand mérite de réunir de nombreuses œuvres majeures. Si la dimension humoristique de l’« art-distraction » que revendiquait Maciunas, par opposition au « grand art» des musées, demeure présente dans les objets Fluxus, force est cependant de constater que la perte de l’énergie vitale des activités transdisciplinaires et participatives de la nébuleuse semble aujourd’hui inéluctable lors de toute restitution dans le cadre d’une exposition institutionnelle traditionnelle.
In La belle revue, num. 4, 2013
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