Entretien avec Jean-Jacques Lebel
Rencontre avec Jean-Jacques Lebel à l’occasion de l’exposition L’Art en guerre, France 1938 - 1947, de Picasso à Dubuffet au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Depuis son premier Happening fondateur en 1960, Jean-Jacques Lebel n’a eu de cesse de travailler à la libération de l’expression sous toutes ses formes et à la dénonciation des limites répressives imposées aux individus par la société. Artiste, fondateur du festival Polyphonix, écrivain, commissaire d’expositions, homme d’amitiés et de passions, Jean-Jacques Lebel, né en 1936, a très tôt rencontré André Breton et Marcel Duchamp. Au-delà de sa connaissance intime de l’œuvre de nombreux artistes présents dans L’Art en guerre, son regard sur une exposition qui met l’accent sur la force de résistance dans la création et montre ce qui a été créé à partir de « riens », parfois par des anonymes, est plus qu’éclairé. Il s’impose.
L’exposition débute par la première grande rétrospective internationale du Surréalisme, organisée à Paris en janvier 1938. En quoi peut-on parler de « prémonitions des surréalistes » ?
Cette exposition est le fruit des recherches de Laurence Bertrand Dorléac, une amie très proche qui a consacré sa thèse à la collaboration avec les nazis d’une partie des milieux culturels sous l’Occupation. Son idée est qu’en faisant leur exposition chez Wildenstein, un grand marchand juif, avec une scénographie qui plonge les visiteurs dans l’obscurité, les Surréalistes préfigurent l’horreur qui va advenir. Hitler a pris le pouvoir en 1933, le fascisme s’installe dans toute l’Europe. Les personnes attentives à ce qui se passe dans la société pressentent le pire. La pensée des artistes est une pensée-radar. Il ne s’agit pas d’une prévision politique mais d’un sentiment, d’une alerte. C’est une thèse extrêmement intéressante que Laurence a développée.
Marcel Duchamp était un proche de votre père, Robert Lebel, auteur en 1959 de la première monographie a lui être consacré. Vous êtes vous-même un grand connaisseur de son travail. Pourquoi la présence du Porte-bouteille, qui date de 1921, est-elle importante ?
Avant tout, sa présence est historiquement signifiante car il a été montré dans l’Exposition surréaliste d’objets chez Ratton en 1936. Duchamp est l’emblème même du déserteur, il n’a jamais voulu porter le moindre uniforme. Le grand penseur pour lui a été Max Stirner, le fondateur de la philosophie anarchiste, qui refusait toute espèce d’embrigadement. L’esprit de Duchamp c’est l’esprit de liberté pure. À mon avis la présence de cette sculpture conceptuelle signifie la présence de cette exigence de liberté qui n’est pas seulement dadaïste, mais universelle.
À 15 ans, vous écrivez un appel au secours à un autre proche de vos parents, André Breton.
En désespoir de cause, mes parents m’avaient placé en maison de correction. Je lisais beaucoup en douce, surtout Nietzsche dont j’admirais la figure mythique du poète philosophe. Pour être artiste, il vaut mieux être d’abord poète et philosophe. Je prenais cela à la lettre, c’est comme cela que je voulais être ! Un jour, j’ai tracé « Dieu est mort » sur le mur d’une salle de classe. En punition, j’ai été humilié devant tout le monde par un des profs, un curé oratorien. Au bord du suicide, j’ai écrit à André Breton qui a pris le temps de me répondre avec sincérité. Il m’a sauvé la vie. J’étais à l’époque persuadé qu’il y avait une guerre contre la poésie, contre l’art, une guerre qui industrialisait la pensée. Je me sentais en révolte totale. J’ai ensuite fait partie des Surréalistes, j’en ai même été éjecté, mais j’ai toujours exprimé à Breton une très profonde reconnaissance. C’était quelqu’un pour qui l’art était aussi une victoire contre le désespoir et la soumission.
C’est en sa compagnie que vous achetez la douille d’obus ouvragée qui est à la source de votre installation Hommage aux poilus bricoleurs anonymes de la Première Guerre mondiale.
Oui, en 1958. Je me levais à l’aube pour l’accompagner aux puces, et c’est ainsi que j’ai un jour acheté un objet très étrange et intriguant en cuivre avec trois trous ovales. Ce n’est que des années plus tard que j’ai découvert l’inscription sur la culasse qui m’a fait comprendre qu’il s’agissait d’une douille d’obus transformée par un poilu en porte photo. J’ai progressivement accumulé de très nombreuses douilles ouvragées. Puis, quarante ans plus tard, j’ai commencé à comprendre que ça faisait œuvre. Beaucoup d’artistes doivent fonctionner ainsi : on ramasse et on accumule sans savoir pourquoi, ce n’est que plus tard qu’apparaissent les motivations profondes. C’est toute une conception de l’art. Le principe que j’ai adopté c’est de d’abord faire, ensuite de me poser des questions et me demander où je veux en venir.
Est-ce pour vous un parti pris fort de l’exposition de montrer parmi les créations effectuées dans les camps en France, des œuvres d’artistes reconnus et d’anonymes ?
Oui, c’est magnifique de présenter ces documents précieux et objets fabriqués par des anonymes sur le même plan, avec le même respect et le même amour, que les œuvres de grands artistes. Quand on est dans une situation d’horreur et qu’on a le courage de dessiner, cela mérite le respect. C’est un combat permanent contre l’oubli, contre l’histoire officielle qui nie qu’il y ait eu, sous Pétain, des citoyens et des citoyennes, français ou non, qui ont été opprimés de cette façon. Il y a des problèmes qui relèvent de l’actualité la plus immédiate, même s’ils appartiennent au passé ! On dit que le passé n’est pas mort, qu’il n’est d’ailleurs même pas passé. Il y a eu depuis les massacres en ex-Yougoslavie, au Rwanda... l’humanité exige une vigilance de tous les instants pour éviter que l’horreur ne se reproduise. Quelque chose d’essentiel dans l’art nous dit ATTENTION, il faut oser penser ces problèmes-là et non les fuir. Cette exposition nous le démontre brillamment. Il y a, dans une vitrine, ce petit dessin admirable que Victor Brauner a réalisé sur un morceau de nappe en papier. C’est un personnage qui a plusieurs têtes, et à l’intérieur de chaque tête il y a encore d’autres têtes, elles se démultiplient. Ce dessin parle du cauchemar épouvantable, inhumain qui va advenir : la destruction de l’Europe par les Nazis, le génocide.
Victor Brauner est obligé de se cacher sous l’Occupation. Comment parvient-il à créer, malgré le dénuement dans lequel il se trouve ?
Victor Brauner était un de mes meilleurs amis. Chaque trait de crayon, chaque coup de pinceau, chaque mot qu’il employait était un hurlement en faveur de la liberté et un questionnement profond des motivations secrètes de l’art. Le voilà à Marseille comme beaucoup de Surréalistes et plus largement d’anti-nazis en partance pour le Mexique ou les Etats-Unis. Il était question qu’il épouse la milliardaire américaine Peggy Guggenheim et qu’ils partent à New York, mais malheureusement pour Victor elle est tombée amoureuse de Max Ernst. Victor, qui était Juif, s’est retrouvé dans un état de dénuement tragique. Il a heureusement rencontré Jacqueline sa future femme qui l’a sauvé en l’emmenant dans un village des Alpilles où il est resté planqué plusieurs années. Il y a fait ses plus bouleversantes et émouvantes œuvres avec ce qu’il avait sous la main : des morceaux de plomb, des pierres qu’il pillait pour avoir de la couleur, de la bougie. Il a mis au point une sorte de peinture à l’encaustique avec de la bougie fondue mélangée à de la terre de couleur. Il a fabriqué avec des « riens » des merveilles qui sont à présent au Centre Pompidou.
L’exposition présente des œuvres surréalistes à plusieurs mains. Vous-même avez participé à de nombreuses créations collectives. Dans quelle mesure l’exemple des Surréalistes a-t-il été important ?
C’est l’étincelle ! L’explication est à plusieurs niveaux. Premièrement, il vaut mieux faire partie d’un collectif pour lutter efficacement. Il y a ensuite la question essentielle de l’inconscient collectif, ce qu’on appelle le « laboratoire de la création », qui est par exemple en marche avec les cadavres exquis. Quand l’inconscient collectif émerge de cette façon, on est projeté au-delà de soi-même. J’ai organisé plusieurs expositions de cadavre exquis. En les étudiant, je me suis rendu compte que beaucoup de grands artistes s’en sont servi comme de ballons d’essai pour des oeuvres qui allaient surgir bien plus tard ! Enfin, les Surréalistes invitaient des inconnus à participer au jeu du cadavre exquis. Je trouve extraordinaire d’inclure dans le processus créateur collectif des non professionnels de l’art qui apportent au même titre que les grands artistes et poètes la spontanéité et les richesses de leur inconscient. C’est une des grandes inventions subversives de ce mouvement que d’avoir donné la parole à des non-spécialistes.
Des photographies rappellent que Picasso a écrit sous l’Occupation une pièce intitulée le Désir attrapé par la queue. Pourquoi avoir mis en scène cette pièce en 1967 ? Etait-ce en rapport avec votre pratique des Happenings ?
Oui, absolument. Michel Leiris m’honorait de son amitié. Après avoir assisté à un de mes happenings, il m’a montré ce texte que Picasso a écrit dans une période où il n’arrivait pas à peindre, déprimé par l’occupation nazie. Peu de gens connaissaient l’existence de ce texte très influencé par le délire poétique à l’état pur d’Alfred Jarry et de Dada ! Il y avait là quelque chose qui excédait le théâtre, la peinture, la poésie, une subversion de toutes les techniques d’expression. Cela n’a ni queue ni tête, les personnages partent dans un délire inventif sans limite, on ne comprend pas toujours ce qu’ils disent, c’est du Happening, mais écrit par Picasso pendant l’Occupation ! J’ai souhaité monter ce texte, et Picasso m’en a donné le droit à titre gracieux.
Il y a par ailleurs des photographies de barricades de l’insurrection populaire de 1944 à Paris. Des photographies du même ordre étaient dans votre exposition à La maison rouge. Quel rapprochement faîtes-vous entre les barricades et la réalisation d’œuvres collectives ?
Il y a des moments miraculeux dans l’histoire humaine où tout explose, des sursauts révolutionnaires lors desquels la société bascule dans la liberté, où les gens peuvent prendre en main leur propre existence et exprimer leurs désirs fondamentaux. Rosa Luxembourg appelait cela « la spontanéité des masses ». Lorsque a eu lieu cette insurrection quelques jours avant l’arrivée de l’armée américaine, la population, comme lors d’autres soulèvements, a construit de manière spontanée des centaines de barricades avec ce qui était à portée de main. C’est une espèce d’assemblage, comme un gigantesque Merzbau de Schwitters ou un Combine painting de Rauschenberg ! Un côté ludique surgit souvent, et la grande sculpture collective est agrémentée d’éléments comiques et graves, par exemple un portrait de Hitler ou de Pétain à l’envers, un sabre dans la gueule. En somme, la population produit un chef d’œuvre anonyme dadaïste, une œuvre d’art collective. Il y a là un lien qui peut être suggéré avec l’art des tranchées, une spontanéité créatrice qui fait que l’humour et l’esprit de révolte laissent s’exprimer des pulsions qui étaient complètement réprimées. La barricade n’a aucune valeur militaire défensive, elle s’effondre au moindre coup de pied, mais elle est l’expression d’une pensée collective. C’est de l’art.
Grand connaisseur et passeur de l’œuvre d’Antonin Artaud, vous avez rédigé la notice qui lui est consacrée dans le catalogue de l’exposition. Quelle est sa situation au moment de la Seconde Guerre mondiale ?
Artaud a été interné dans plusieurs asiles avant d’atterrir à Rodez chez le Docteur Ferdière où il a comme d’autres servi de cobaye à une nouvelle thérapie, l’électrochoc. Malheureusement, Ferdière ne savait pas qu’il fallait l’utiliser à très faibles doses et avec du curare, un produit qui calme les nerfs car ce qui est très dangereux, c’est le choc de la convulsion. Les vertèbres peuvent se briser. C’est exactement ce qui est arrivé à Artaud, qui a subi plus de cinquante séances bien qu’il hurlait de douleur à chaque moment. Alors que Ferdière a toujours accusé Artaud d’être un affabulateur, j’ai prouvé que son dossier médical, que j’ai exposé, comprenait des radiographies de la fracture d’une vertèbre lombaire. Artaud considérait que la violence qu’il subissait était un viol, une torture. Il a écrit de nombreuses lettres de protestations au Docteur qui, de manière paradoxale, planquait des résistants dans l’hôpital sans comprendre qu’il se comportait par ailleurs en tortionnaire vis-à-vis d’Artaud.
Artaud est présent dans la dernière partie de l’exposition. Henri Michaux – dont des dessins à l’encre noire figurent également dans cette section – a quant à lui recherché volontairement la proximité avec le monde des aliénés. Pouvez-vous nous parler de ses activités de plasticien ?
Michaux était un grand indépendant, un écrivain, un peintre, un homme à la recherche de lui-même. Il ne se souciait pas du tout de l’effet esthétique. Pour lui, l’art ou l’écriture étaient des moyens de connaissance, des moyens d’approcher ce que Breton appelait « le fonctionnement réel de la pensée ». Il s’interrogeait sur ce qui se passe d’un point de vue neuronal lorsqu’on met en marche la pensée, le langage, la création, la perception. Il s’est servi de son corps comme d’un laboratoire pour essayer de comprendre ce qui advenait en lui pendant qu’il écrivait ou peignait. À l’époque, je l’ai présenté à Ginsberg et Corso. C’était un chercheur admirable, un des rares à concevoir le poète comme un philosophe, quelqu’un qui met toujours en œuvre sa mise en espace, la mise en langage de la sensation qu’il éprouve. Dans Misérable miracle, il écrit sous mescaline et il se passe soudainement un événement psychique dans son corps. L’écriture se met à vaciller, à devenir liquide, à couler comme des drippings de Pollock. L’écriture devient peinture. Ce passage est une des plus belles expressions picturales qui soient, il faut lire Michaux comme Léonard proposait de « lire » les nuages ou les taches sur les murs.
In Slash/ Magazine, décembre 2012
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